2.4 La ville de Gand a faim, mais elle ne le sait pas
Aujourd’hui en Flandre, nous vivons avec plusieurs problèmes concernant nos terres agricoles. Souvent, ces problèmes sont compris comme des questions techniques, sur lesquelles les citoyens et les agriculteurs ont peu d’influence et sont éloignés. Mais l’exemple de « Hongerige stad » (la Ville qui a faim) – nom d’un mouvement citoyen à Gand qui se bat pour la préservation des terres agricoles publiques – montre que nous avons intérêt à nous réveiller en tant que public et à assumer notre rôle de citoyens autour de cette question, parce que les terres agricoles sont plus importantes que nous le pensons.
- Problèmes liés aux terres agricoles
- De Hongerige Stad
- La vision ?
- Moratoire et vision agricole
- Conclusion
Cet article fait partie de la publication Beet The System ! Droit à la Terre - Pour une agriculture paysanne et nourricière. Téléchargez-le gratuitement !
Problèmes liés aux terres agricoles
Quels sont les problèmes liés aux terres agricoles ? Il y en a plusieurs et ils sont interconnectés. Les prix des terres agricoles ont augmenté de manière significative en Flandre, et cela a beaucoup à voir avec l’avidité d’utiliser les terres agricoles comme objet de spéculation. Plus que jamais, en période d’inflation, les gens achètent des terres agricoles en tant qu’investissement, et ce purement pour augmenter ou du moins maintenir la valeur de l’argent. En Flandre, il n’y a aucun contrôle de la part du gouvernement sur l’augmentation du prix des terres, alors qu’en France, par exemple, un observatoire des terres veille à ce que les terres agricoles ne deviennent pas trop chères par rapport à la valeur que l’on peut en tirer avec la production alimentaire. La différence entre les deux pays : près de Paris, vous pouvez trouver des terres agricoles pour environ 6 000 euros par hectare, alors que le prix moyen en Flandre orientale est bien supérieur à 60 000 euros [1] !
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- La « chevalisation » (verpaarding) ou la « jardinisation » (vertuining) caractérise les phénomènes liés aux particuliers qui utilisent les terres et les bâtiments agricoles à des fins non-agricoles.
- © Ia Ezwa - flickr
Nous semblons avoir oublié à quoi servent les terres agricoles. En laissant les prix s’envoler, le lien entre le prix de la terre et la valeur des aliments qui y sont cultivés s’est complètement brisé : aucun agriculteur ne peut récupérer cette terre en la cultivant au cours de sa carrière. Ainsi, aucune nouvelle terre ne peut être acquise à partir d’un plan d’entreprise agricole valable que ce soit pour un nouvel arrivant ou un repreneur. Il y a bien la possibilité de louer des terres, mais l’influence toujours plus grande des grandes entreprises présente des risques à moyen terme : un groupe trop restreint de propriétaires fonciers - issus de systèmes agroalimentaires ou d’actifs étrangers – contribue à la financiarisation accrue des terres. Et cette dernière touche tous les agriculteurs ainsi que tous les citoyens, qui risquent de voir le droit de regard démocratique sur la façon dont nos aliments sont produits devenir impossible en raison d’un pouvoir monopolistique invisible.
Nous n’en sommes pas encore là, mais force est de constater que la perspective excessivement libérale de la valeur financière prévaut, et notre gouvernement y contribue malheureusement. En témoignent l’absence de politique foncière et le laxisme des pouvoirs publics en matière de droits à bâtir, où l’on constate que depuis une quinzaine d’années, les exploitations agricoles et les terres qui les accompagnent sont rachetées, transformées, agrandies par des particuliers qui ne pratiquent pas l’agriculture mais utilisent les terres et les bâtiments agricoles à des fins privées. Les gens ont inventé les termes assez bizarres de "chevalisation" (verpaarding) et de "jardinisation" (vertuining) [voir article 2.2. des terres agricoles pour l’agriculture en Flandre] pour désigner ce phénomène. Il s’agit en fait de donner la priorité à l’intérêt privé sur l’intérêt commun. Bien sûr, les personnes qui peuvent acheter des terrains et obtenir des autorisations ne sont pas à blâmer ici. Ce qui pose question c’est plutôt le manque de réflexion collective et de protection de la production alimentaire, des espaces ouverts et des paysages.
De Hongerige Stad
Mais où en est la ville dans cette histoire ? En ce qui concerne la gouvernance au niveau urbain, on peut dire que les villes ont largement oublié qu’elles ont un rôle à jouer dans le système alimentaire. C’est ce que reconnaît également Carolyn Steel, auteur du livre De Hongerige Stad (la ville qui affamée), dont un collectif de citoyens à Gand a tiré son nom. Dans son livre, elle montre comment des villes qui étaient auparavant attentives à la façon dont les céréales, la viande et les légumes étaient produits et apportés en ville ont complètement perdu ce lien avec le système alimentaire après la révolution industrielle du 19ème siècle.
Cela s’est également avéré être le cas à Gand. Bien que Gand soit en partie louée à juste titre comme l’une des premières villes européennes à s’être lancée dans une stratégie alimentaire, c’est cette même ville qui a vu une opportunité financière inattendue, mais très bienvenue, dans le patrimoine foncier qu’elle possédait et qui a été exploité lorsque le CPAS a connu une restriction de ses moyens. Alors que le CPAS a acquis de nombreuses terres agricoles sur une période de plusieurs centaines d’années - y compris par le biais de donations -, à partir de 2014 les terres ont été vendues à un rythme effréné pour compléter le budget de la ville : en six ans, le patrimoine du CPAS s’est réduit de 2400 à 1800 hectares.
- Annelies et Pieter de la Ferme "de Vierklaver" ont entamé leur procès contre Fernand Huts en 2017
- © Simon Clement
Le point de basculement a été atteint avec "l’affaire Huts". Deux agriculteurs ont intenté une action en justice lorsqu’il s’est avéré que 450 hectares de terres agricoles situées en Zélande et appartenant au CPAS de Gand ont été vendus en un seul lot au CEO de Katoennatie, Fernand Huts. Leur dossier était fondé sur plusieurs arguments. Ils ont dénoncé le fait que les terres, composées de 72 parcelles individuelles, ont été vendues en un seul lot, rendant de facto impossible pour les agriculteurs individuels d’acheter ne serait-ce qu’une seule parcelle de ce lot de terres. Après tout, aucun agriculteur ne peut mettre 17,5 millions d’euros sur la table. Fernand Huts l’a fait, et pourtant, cela s’est avéré être une "bonne affaire" pour lui car, calculé à l’hectare, il a pu acheter bien en dessous du prix du marché actuel. Un bon investissement pour son capital personnel, mais aussi une forme d’"aide d’État cachée" [2].
En 2019, un groupe de citoyens s’est réveillé. Ils se sont regroupés dans un collectif qu’ils ont appelé "De Hongerige Stad" et ont écrit une lettre ouverte à l’administration de Gand. Cette lettre ouverte exprimait une colère qui a trouvé un écho chez de nombreux Gantois. Elle a fait valoir que les terres publiques sont un bien public, et que nous devrions être en mesure de réfléchir à la manière dont elles peuvent être utilisées d’un point de vue collectif. Il fallait donc mettre immédiatement un terme à la vente irréfléchie de terres agricoles, car cela empêche d’utiliser les outils et les leviers que la ville peut utiliser pour une politique foncière participative.
Il faut d’abord identifier clairement où se trouvent les terres agricoles et, à partir de là, commencer à chercher des voies agricoles durables et socialement justes. La lettre disait également que cela devait se faire petit à petit, contexte par contexte, afin de vérifier à chaque fois quelles alliances peuvent être faites entre les utilisateurs de l’espace ouvert. En une semaine, la lettre ouverte a été signée et soutenue par près de 80 organisations et plus de 600 citoyens. [3]
C’est précisément parce que ces terres agricoles sont la propriété du CPAS qu’il est logique de réaliser la mission sociale de cette organisation publique - qui vise à donner à chaque personne la possibilité de vivre une vie conforme à la dignité humaine - avec une agriculture socialement inclusive et orientée vers les soins. Les terres publiques peuvent être utilisées pour un intérêt public qui vise à la fois les moins fortunés de notre société et les agriculteurs qui se débattent aujourd’hui dans une crise structurelle des prix.
Le conseil communal de Gand, à l’époque à peine conscient des possibilités d’attribuer à ses terrains une valeur d’usage et une valeur politique en plus de leur valeur financière, prend peu à peu conscience du "fond du problème", mais réagit par un double signal contradictoire. D’une part, il déclare qu’il étudiera la manière dont les terres peuvent être utilisées dans le cadre de leur stratégie alimentaire, mais d’autre part, il annonce au début de la nouvelle législature (2019-2024) qu’il prévoit de lever à nouveau 40 millions d’euros en vendant des terres publiques. De Hongerige Stad prend à nouveau l’initiative et organise une manifestation à l’hôtel de ville le soir de l’approbation du budget. La manifestation reçoit l’attention des médias et le soutien d’organisations telles que le Boerenforum [mouvement de paysans en Flandre, NDLR], mais aussi d’un groupe de citoyens unis autour de la politique du logement à Gand, « Bernadette Blijft » (devenu plus tard le Volksraad).
Ce collectif de citoyens a également réussi par la suite à recueillir 3 000 signatures de concitoyens et à obtenir ainsi une intervention au conseil communal. Ils y défendent les intérêts des résidents de logements sociaux et plaident pour leur participation à la politique du logement. Mais ils constatent aussi que la politique d’investissement d’une ville est également liée à la politique du logement. Ils identifient le même fil conducteur dans la stratégie de la ville : une logique d’aliénation des terres et des biens publics combinée à un manque de vision à long terme et de participation citoyenne autour de la politique foncière. Une ligne qui s’étend à des sites publics tels que l’église Sainte-Anne, le centre culturel « Het Pand », le site de l’Arsenal ou la ferme et les terrains de Blauwhuis à Nazareth (voir note Blauwhuis). La réponse du conseil municipal mérite d’être revue. ) [4]
La vision ?
De Hongerige Stad continue à faire délibérément pression et finit par obtenir des résultats. L’échevin responsable de la gestion du patrimoine du CPAS, conscient qu’une réponse doit être formulée quelque part, promet de rédiger un document de vision début 2020 sur la manière dont le patrimoine du CPAS sera déployé.
La vision est retardée et, à la fin de l’année 2020, une tentative est finalement faite pour faire approuver rapidement une note de mémorandum axé sur une politique de financement. De Hongerige Stad réagit une nouvelle fois car le contenu de la note s’avère être non pas une vision mais une note d’accord qui cherche à articuler le principe de maximisation du profit par la vente de terrains. La réponse de De Hongerige Stad est presque aussi longue que la note elle-même. Et les arguments sont ensuite repris par les conseils consultatifs de l’aménagement du territoire (GECORO) et du logement (Woonraad) de la ville, qui émettent tous deux un avis négatif à l’égard de la note. La note de mémorandum ne fait référence qu’à la valeur financière et ne formule pas de vision à long terme sur la manière dont les terres publiques peuvent être utilisées pour réaliser la politique agricole et alimentaire, la politique climatique et la politique sociale. En d’autres termes, il y a un manque de politique foncière.
Des recherches plus approfondies du collectif de citoyens semblent confirmer que la manière dont Gand entend traiter ses terrains n’est nulle part clairement indiquée et qu’aucune responsabilité claire à cet égard n’est prévue au sein de l’administration communale. Par exemple, le document d’orientation sur le climat fait référence à la responsabilité du département de l’aménagement du territoire, tandis que le document d’orientation de l’aménagement du territoire indique que cette responsabilité incombe au département de l’environnement et du climat. Les gens se réfèrent donc les uns aux autres, mais personne ne semble y travailler !
Moratoire et vision agricole
Au final, la ville a bien écouté les citoyens et la demande d’une vision à long terme. La ville a décidé qu’il y aura un moratoire sur la vente de terres agricoles pour la période 2020-2022 et que, dans l’intervalle, une vision sera formulée sur l’agriculture à Gand et dans ses environs.
L’année 2022 a donné le coup d’envoi d’un processus de réflexion dans le cadre duquel quatre groupes de travail s’interrogeront sur la manière dont l’agriculture peut contribuer à la stratégie alimentaire de Gand et à d’autres objectifs sociaux. Plus précisément, une session a également été organisée pour réfléchir au rôle du CPAS. La ville a également examiné de près ses terres et a fait établir une carte de leur emplacement, de la distance qui les sépare de la ville, des cultures qui s’y trouvent et de la mesure dans laquelle il s’agit de parcelles contiguës ou plutôt de parcelles individuelles. Il s’est avéré, entre autres, qu’il existe encore un certain nombre de terres agricoles à Gand et dans ses environs qui sont étroitement liées entre elles et qui pourraient donc être utilisées pour un projet significatif et ayant un impact.
Cependant, la question se pose de savoir ce qui va se passer à la fin du moratoire. Le processus de création de la vision aboutira-t-il à un document de référence qui permettra la participation locale autour de la gestion du territoire ? Examinera-t-elle spécifiquement la manière dont les objectifs de la stratégie alimentaire de Gand - tels que le soutien aux chaînes courtes, la création d’un espace pour l’agriculture, le développement durable des repas scolaires et l’accès de tous à une alimentation saine - peuvent être liés à des initiatives sur le domaine public ?
Conclusion
La trajectoire de De Hongerige Stad ainsi que d’autres groupes émergeant autour de la conscience d’un patrimoine public montre comment les citoyens peuvent jouer un rôle dans le réveil d’une ville, en alertant le gouvernement sur un intérêt collectif. Il est remarquable de constater que quelque chose qui est resté en sommeil pendant si longtemps - une politique alimentaire et foncière urbaine - doit être réveillé par un groupe de citoyens. Ce ne sera également que grâce à la vigilance persistante des citoyens, qui frappent régulièrement à la porte des politiques, qu’une responsabilité collective autour de cette question émergera également au sein de la classe politique. À Gand aussi, il faudra rester vigilant et veiller à ce que la dilapidation des terres se transforme en une politique foncière participative.
Cet article fait partie de la publication Beet The System ! Droit à la Terre - Pour une agriculture paysanne et nourricière. Téléchargez-le gratuitement !