11 juin 2019
PARTIE 2 : FAUSSE SOLUTIONS

Carbone dans les sols agricoles : un nouvel alibi pour l’agrobusiness ?

Incendies en Grèce, en Californie, en Suède, records de températures enregistrés dans les pôles, sécheresse et crise alimentaire au Sahel… Des événements extrêmes qui, ces derniers mois, viennent encore nous rappeler que l’urgence climatique impose de faire les bons choix.

Par Anne-Laure Sablé, chargée de plaidoyer souveraineté alimentaire et climat au CCFD-Terre Solidaire, auteure du rapport « Nos terres valent plus que du carbone – Récit d’un immobilisme au détriment d’une conversion de nos modèles agricoles »

Depuis la COP 21 et l’adoption de l’accord de Paris, tous les secteurs d’activité sont appelés à évoluer, à la fois pour réduire leur impact sur les émissions de gaz à effet de serre et pour s’adapter aux conséquences du dérèglement climatique. Longtemps hors des radars, l’agriculture occupe aujourd’hui une place croissante dans les décisions politiques pour faire face à la crise climatique. Deux raisons principales à cela  : l’agriculture est à la fois l’un des secteurs les plus touchés par les effets des dérèglements climatiques et responsable d’une part importante des émissions de gaz à effet de serre dans l’atmosphère.

L’agriculture génère en effet 50% des émissions mondiales de méthane et 60% des émissions mondiales de protoxyde d’azote. Elle est également fortement émettrice de CO2 si l’on considère l’ensemble du système qui tient compte de la déforestation, des emballages, des pertes et gaspillages, etc. Du champ à l’assiette, les estimations convergent pour attribuer plus d’un tiers des émissions mondiales au système agro-alimentaire. Pour mieux résister aux effets de la crise climatique tout en y contribuant le moins possible, cela appuie l’idée qu’il est essentiel de questionner l’ensemble du système alimentaire au-delà de la seule agriculture. Mais cette remise en question profonde et systémique de nos modes de production et de consommation semble prendre le large sous l’effet d’une troisième caractéristique de l’agriculture  : la capacité des végétaux et des sols à stocker du carbone.

Ce rôle de « puits de carbone » permet de compenser des émissions jugées trop difficiles voire impossibles à réduire. Nos sociétés ne peuvent réduire leurs émissions à un zéro absolu  : les végétaux, comme les forêts ou encore les sols, viendraient donc contrebalancer ces émissions résiduelles en absorbant leur équivalent dans l’atmosphère. C’est ce qu’on appelle la neutralité carbone. A priori, aucun mal à cela. Depuis la COP 21, l’agriculture et l’or noir que recèleraient ses terres (le carbone cette fois et non le pétrole !) sont ainsi sous le feu des projecteurs. Les initiatives portées par les Etats pour développer le carbone dans les sols se multiplient, les géant de l’agrobusiness y adhèrent, vantant leurs impacts positifs contre la faim et les changements climatiques. Alors solution miracle ou alibi ?

En réalité, choisir de compenser les émissions restantes que nos sociétés ne pourraient gérer est un acte hautement politique   : moins nous transformerons en profondeur nos systèmes de production et de consommation, plus il restera des émissions jugées résiduelles. Inversement, plus nous agirons sur les causes structurelles de la crise climatique, moins il y aura d’émissions restantes à gérer.
L’orientation choisie est d’une importance primordiale car elle détermine à quel point les terres deviendront des variables d’ajustement des politiques nationales.

Les principales actions à mener pour réduire l’impact environnemental de nos systèmes alimentaires sont pourtant connues  : mieux gérer la fertilisation et en particulier réduire les engrais de synthèse, réduire l’élevage industriel, enclencher la transition agroécologique et faire évoluer la demande alimentaire dans un monde où l’on produit assez pour que chacun mange à sa faim alors même que 815 millions de personnes sont sous-alimentées  ! Ces évolutions majeures impliquent une remise en cause du système agro-alimentaire industriel, gourmand en intrants chimiques et orienté vers une internationalisation croissante des marchés.

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Face à la crise climatique qui fait de plus en plus de ravages, en particulier dans les Etats les moins responsables de cette situation, la communauté internationale cherche des réponses qui engageraient l’ensemble des acteurs tout en respectant le principe de responsabilité historique des pays les plus industrialisés. Pour faire évoluer à la fois les secteurs les plus émetteurs de gaz à effet de serre et s’adapter aux conséquences des dérèglements climatiques, des investissements financiers massifs sont indispensables. En arguant un manque de ressources financières publiques, les Etats associent de plus en plus étroitement le secteur privé pour contribuer à cet investissement. Ainsi, depuis la COP 21, les espaces de négociations des Nations Unies ouvrent de plus en plus grand la porte aux acteurs économiques, y compris à ceux de l’agrobusiness.

Car les acteurs de l’agrobusiness sont conscients des évolutions que leur secteur risque de subir. En guise de parade, les géants de l’agro-industrie multiplient les initiatives afin d’être placés par la communauté internationale du côté des solutions pour le climat plutôt que du côté des problèmes.

Régulièrement, ils s’affichent dans des évènements publics pour promouvoir des nouvelles actions pour plus de carbone dans les sols agricoles. On pense par exemple à l’Alliance pour une agriculture intelligente face au climat (GACSA en anglais  : Global Alliance for Climate Smart Agriculture) à laquelle appartiennent Yara, Syngenta ou encore Danone et Kellogg’s et qui fait la promotion d’une intensification durable de l’agriculture couplée à une amélioration de la séquestration du carbone dans les sols. C’est le cas également de l’initiative pour l’Adaptation de l’Agriculture Africaine (AAA), soutenue par Avril (leader industriel de l’alimentation animale en France) et les fondations d’entreprise de Danone et de l’Office Chérifien des Phosphates (OCP) qui cherche à trouver « un juste milieu entre une agriculture productiviste et une agroécologie qui consisterait à produire avec moins ou zéro intrants. » Et pour finir, l’initiative « 4 pour 1000 » qui cherche spécifiquement à améliorer le taux de carbone dans les sols et à laquelle ont adhéré les fondations d’entreprise d’Avril et de Danone, mais aussi des acteurs liés aux marchés carbone avec, sûrement, l’espoir de compter sur une marchandisation ultérieure du carbone contenu dans les sols agricoles.

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A travers ces initiatives semble se profiler un regain d’intérêt pour « l’agriculture de conservation  » qui pourrait permettre d’accroître le carbone dans les sols. En 2008-2009, cette forme d’agriculture correspondait à 8% de la surface mondiale cultivée. Elle est principalement développée aux Etats-Unis, au Canada, en Australie, au Brésil et en Argentine, pays dont les agricultures sont caractérisées par des cultures à grande échelle souvent dépendantes des pesticides comme le glyphosate et très consommatrices d’OGM. 

Les trois pays avec les plus grandes superficies de culture sous OGM correspondent d’ailleurs aux trois pays avec les plus grandes superficies de zéro labour. Car si l’appellation « agriculture de conservation » regroupe des formes très diverses d’agriculture [1], pour nombre de ses adeptes, l’un des outils phares reste le glyphosate malgré ses impacts sur la biodiversité et la santé. Au nom du climat sont ainsi sacrifiés de façon intolérable des enjeux de santé environnementale.

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Sans oublier que les différentes études qui ont été menées sur le lien entre agriculture de conservation et carbone contenu dans les sols montrent des résultats très disparates et nous rappellent toute la complexité de nos écosystèmes. Car si la conversion de nos modèles alimentaires peut conduire à une réduction pure et simple des émissions de gaz à effet de serre, l’augmentation du carbone dans les sols agricoles via différentes pratiques n’est, elle, en aucun cas permanente et irréversible. Le carbone contenu dans les sols fait l’objet de flux (émissions et absorptions) qui tendent à l’équilibre. Il résulte de la dégradation massive de nos terres et de nos forêts des pertes importantes de carbone dans l’atmosphère. S’il est évident qu’il convient de restaurer et de maintenir le stock de carbone dans les terres et dans les forêts, il serait en revanche illusoire de présenter la séquestration du carbone dans les sols comme une alternative à la réduction de nos émissions.

Maintenir l’expansion d’un système alimentaire industrialisé et mondialisé tout en verdissant quelques pratiques agricoles pour séquestrer plus de carbone ne fait que peser des risques supplémentaires pour la souveraineté alimentaire des paysannes et paysans de ce monde, en particulier celles et ceux qui dans les pays du Sud subissent de plein fouet les dérèglements climatiques  : pression démesurée pour des terres agricoles afin de compenser les autres émissions du système industriel, transformation des paysannes et paysans en gestionnaires du carbone, atteintes à la biodiversité et à la santé environnementale au nom du climat (glyphosate, OGM…).

Plus que jamais, l’adoption de politiques publiques ambitieuses permettant d’opérer une véritable conversion de nos systèmes alimentaires doit supplanter le diktat imposé par les sphères économique et financière qui, après avoir largement contribué à provoquer les dérèglements climatiques, prétendent détenir la solution.

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Notes

[1Formes d’agriculture qui reposent en général sur trois principes : couverture maximale des sols, rotation des cultures et perturbation minimale du sol jusqu’au zéro labour.