11 juin 2019
PARTIE 1 : L’ALLIANCE ENTRE AGROÉCOLOGIE ET DROIT À L’ALIMENTATION

L’agroécologie paysanne peut nourrir le monde… et rafraîchir la planète !

Ni l’agroécologie ni la lutte contre le changement climatique ne sont des concepts nouveaux. Cependant, l’approche des mouvements sociaux diffère radicalement de celle du monde de l’entreprise qui s’est emparé de ces deux concepts. C’est la raison pour laquelle nous (les mouvements sociaux) parlons « d’agroécologie paysanne » plutôt que simplement « d’agroécologie ». Cet article a pour objectif d’examiner brièvement certaines des définitions et leurs significations, et la manière dont les différents mouvements sociaux ont travaillé sur ces deux thèmes ces dernières années, à la fois en termes de pratique concrète sur le terrain et de stratégie de plaidoyer au sein des institutions des Nations Unies.

Par Judith Hitchman (présidente de Urgenci, le réseau international de l’agriculture soutenue par les citoyens)

L’agroécologie nécessite une approche globale.

"L’agroécologie peut nourrir le monde", avait conclu Olivier De Schutter, l’ex-rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation, dans son rapport de 2011 destiné au Secrétaire général des NU. Nous sommes dès lors en mesure d’affirmer que l’agroécologie paysanne peut effectivement nourrir le monde, à condition que tous les éléments de la transition vers un nouveau système alimentaire (de la fourche à la fourchette) soient pris en compte, sans oublier la dimension sociale de cette approche. Mais bien que la pratique agricole soit souvent mise en avant, la question de la distribution et des relations entre producteurs et consommateurs est souvent négligée, tout comme le lien critique entre l’agroécologie et l’atténuation des changements climatiques.

Cette omission a été renforcée par la récente reconnaissance par plusieurs institutions du terme « agroécologie ». Par exemple, le parlement français a utilisé le terme dans sa politique agricole adoptée le 13 octobre 2014. Son sens est restrictif et ne concerne que l’agronomie : « [Les] systèmes [d’agroécologie] privilégient l’autonomie des exploitations agricoles et l’amélioration de leur compétitivité, en maintenant ou en augmentant la rentabilité économique, en améliorant la valeur ajoutée des productions et en réduisant la consommation d’énergie, d’eau, d’engrais, de produits phytopharmaceutiques et de médicaments vétérinaires, en particulier les antibiotiques. Ils sont fondés sur les interactions biologiques et l’utilisation des services écosystémiques et des potentiels offerts par les ressources naturelles, en particulier les ressources en eau, la biodiversité, la photosynthèse, les sols et l’air, en maintenant leur capacité de renouvellement du point de vue qualitatif et quantitatif. Ils contribuent à l’atténuation et à l’adaptation aux effets du changement climatique. [1] »

Cependant, le terme « agroécologie », qui fut employé pour la première fois dans les années 1920 et 1930 par les pionniers de l’agriculture biologique, implique également un mouvement social. Certains y ajoutaient même une dimension spirituelle. Pour citer, entre autres, Pierre Rabhi de l’association Terre et Humanisme : « L’agroécologie est bien plus qu’une simple alternative agronomique. Elle est liée à une dimension profonde du respect de la vie et replace l’être humain dans sa responsabilité à l’égard du Vivant. Elle considère le respect de la terre nourricière et la souveraineté alimentaire des populations sur leurs territoires comme les bases essentielles à toute société équilibrée et durable. Approche globale, elle inspire toutes les sphères de l’organisation sociale : agriculture, éducation, santé, économie, aménagement du territoire… [2] ». On voit ici poindre une dimension spirituelle autant que sociale. On est très loin de la définition actuelle du gouvernement français, pour qui il s’agit « de concevoir des systèmes de production qui s’appuient sur les fonctionnalités offertes par les écosystèmes » [3].

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L’agroécologie est un élément clé de la souveraineté alimentaire

À l’inverse de cette vision purement agronomique, le Forum International qui s’est tenu à l’initiative du groupe de travail du Comité International de Planification pour la Souveraineté Alimentaire (CIP, de l’anglais International Planning Committee for Food Sovereignty, IPC [4]) sur l’agroécologie en février 2015 à Nyéléni (Mali) a développé une vision différente, centrée sur la souveraineté alimentaire. Dans cette approche culturelle, territoriale et sociale, l’agroécologie est un élément clé de la souveraineté alimentaire. Comme l’indique la déclaration finale du forum : « Les territoires constituent un pilier fondamental de l’agroécologie. Les peuples et les communautés ont le droit de maintenir les relations spirituelles et matérielles qu’ils entretiennent avec leurs terres ; de défendre, développer, contrôler et reconstruire leurs structures sociales coutumières ; d’administrer, aussi bien d’un point de vue politique que social, leurs terres et leurs territoires, y compris leurs fonds de pêche. Ceci implique la pleine reconnaissance de leurs lois, traditions, coutumes, systèmes fonciers et institutions et suppose également la reconnaissance de l’autodétermination et de l’autonomie des peuples.   [5] » Cette déclaration est tout à fait en phase avec la Déclaration pour la Souveraineté Alimentaire, qui fut également adoptée par les mouvements sociaux à Nyéléni en 2007 [6], et complète cette dernière.

C’est cette convention sur la définition de l’agroécologie, fortement liée à la souveraineté alimentaire, qui est la plus proche de la pratique et des croyances des acteurs qui s’engagent désormais dans des partenariats locaux et solidaires entre producteurs et consommateurs au niveau mondial. Il correspond à la vision de l’agroécologie à laquelle se réfère le mouvement européen de l’Agriculture Soutenue par les Citoyens (ASC) dans la Déclaration adoptée par le mouvement en 2016. [7] Cette caractérisation d’une vision des partenariats locaux et solidaires pour l’agroécologie (PLSA) réunit également de nombreuses initiatives dans 12 pays des deux côtés de la Méditerranée [8].

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Pousser l’agroécologie dans les institutions internationales.

Il est essentiel de distinguer deux facteurs. D’une part, le pouvoir et les stratégies du lobbying combiné des mouvements sociaux (Via Campesina, populations indigènes, pêcheurs, pasteurs, consommateurs, femmes et personnes pauvres de zones urbaines) réunis dans le groupe de travail du CIP sur l’agroécologie dans le but d’élaborer des stratégies et d’effectuer un travail de plaidoyer au sein de la FAO et du CSA [9]. D’autre part, le contre-pouvoir émanant des intérêts des entreprises qui font reculer la transition de plus en plus fortement en en invoquant des solutions techniques vis-à-vis des problèmes climatiques et de l’agriculture.

C’est en grande partie grâce au travail novateur d’Olivier De Schutter et de la force combinée des mouvements sociaux, c’est-à-dire du Forum International sur l’agroécologie de 2015 et, de fait, du Forum International sur la Souveraineté Alimentaire de 2007, tous deux tenus à Nyéléni, que la FAO a progressivement adopté une véritable ouverture envers l’agroécologie. Il existe néanmoins une ouverture parallèle au sein de la FAO pour les technologies de pointe à laquelle, en tant que mouvements sociaux, nous nous opposons à l’aide de notre propre approche de la technologie dans le cadre des Commons (approche de Farm Hack). La FAO a organisé deux colloques sur l’agroécologie. Le second, datant d’avril dernier, a longuement et efficacement donné la parole aux mouvements sociaux. Les travaux sont maintenant en cours dans les groupes régionaux de la FAO grâce au travail du CIP et des conférences de Nyéléni. Et bien que certains États y soient fortement opposés et que d’autres les aient acceptés, les mouvements sociaux se font entendre haut et fort !

L’agroécologie paysanne en tant que mouvement social, combinée à la richesse des savoirs que nous avons hérités de nos ancêtres, est la seule véritable solution pour lutter contre le changement climatique et l’influence technologique des entreprises. Cela implique une multitude de choses complexes : les semences doivent rester des semences paysannes et doivent également rester entre les mains des paysan·ne·s qui devraient être libres de sélectionner, reproduire, et conserver des variétés de semences locales adaptées au changement climatique local. Ceci implique également un refus absolu de notre part des techniques telles que les CRISPR [10] et le brevetage de gènes. Le paillage et les méthodes traditionnelles permettent de lutter contre l’évaporation de l’humidité et de protéger les cultures des pluies moins abondantes. Le non labour ou d’autres méthodes à faible impact contribuent à protéger le sol. Les cultures d’accompagnement aident à protéger contre les maladies. De plus, la récolte de fumier à l’ancienne, les cultures de couverture et le compostage permettent de conserver un sol riche et fertile. Toutes ces techniques permettent de fournir des solutions à faible coût et surtout une indépendance vis-à-vis de tous les intrants des entreprises. La valeur nutritionnelle, liée au microbiome du sol plus riche, est plus élevée et évite de devoir recourir à des aliments « renforcés ».

La consommation d’aliments agroécologiques fraîchement produits, non transformés et cultivés sans intrants chimiques, constitue un facteur important dans la lutte contre les maladies non transmissibles (MNT). Cela n’est généralement pas considéré comme lié au changement climatique, mais il existe en effet un lien étroit entre le risque climatique et la manière dont les entreprises font la promotion des aliments industriels et transformés, dont l’empreinte carbone contribue de manière significative au changement climatique. « L’agroécologie paysanne rafraîchit la terre » n’est donc pas un slogan futile. Il est basé sur la vérité : les systèmes alimentaires agroécologiques paysans locaux – dans lesquels les aliments sont cultivés sans intrants chimiques nocifs, sont consommés localement (y compris dans les institutions qui ont accepté des appels d’offres collectifs permettant aux petit·e·s producteur·rice·s d’alimenter les cantines des écoles et des hôpitaux), et dans un système économique basé sur les coopératives et l’économie solidaire – permettent réellement de changer la donne. Il s’agit d’un slogan qui commence à être pris en compte par la FAO et l’Union européenne. Les mouvements sociaux ont encore beaucoup à faire pour éviter l’accaparement de l’agroécologie paysanne par les entreprises et continuer leur lutte contre le changement climatique, mais nous restons unis dans notre conviction : c’est la seule voie capable de préserver notre planète pour les générations futures.

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