8 décembre 2022
FIAN Belgique

Pour une sécurité sociale de l’alimentation

Note de positionnement | Décembre 2022

La sécurité sociale de l’alimentation est une proposition qui consiste à construire une institution publique, inspirée de la sécurité sociale de la santé avec trois objectifs : augmenter le budget alimentaire des ménages ; dégager des financements pour la transition des systèmes alimentaires ; démocratiser le contrôle politique de l’alimentation. Elle s’appuie sur trois piliers : [1] une cotisation proportionnelle aux revenus ; [2] une redistribution universelle et ; [3] un conventionnement démocratique vers des produits durables, justes et en circuit- courts.

La mesure est à la fois porteuse de transformations sociales, économiques et écologiques, tout en étant faisable et réaliste. Elle s’appuie sur des acteurs et des projets de terrain. Elle nécessite un portage citoyen et politique significatif auquel vous pouvez participer, avec les élections de 2024 en ligne de mire.

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Note de positionnement SSA (mise à jour mars 2023)
© FIAN Belgique


Le droit à l’alimentation en péril

En Belgique, beaucoup ont faim et rognent sur leur budget alimentaire pour faire face aux autres dépenses essentielles que sont le logement, l’énergie, la mobilité, les vêtements... L’inflation, due à la guerre en Ukraine et en grande partie à la spéculation sur le marché mondial de l’alimentation, ajoute une pression à des budgets des ménages déjà soumis à coûts fixes importants, notamment en matière de logement. Il est estimé que 600 000 personnes, soit 5% de la population, ont eu recours à l’aide alimentaire en 202 [1]. Un chiffre alarmant vu que l’aide alimentaire est le filet de sécurité pour les situations humaines les plus dramatiques. En raison des conditions stigmatisantes d’accès, le taux de non-recours est très élevé. L’aide alimentaire ne peut pas être une réponse structurelle à la précarité alimentaire, mais uniquement aux situations extrêmes.

A côté de la faim, il y a la malnutrition. Elle touche davantage les populations défavorisées. Mais c’est avant tout un problème général : la moitié de la population est en surpoids. Plus de 16% est en situation d’obésité. Autre indicateur : la consommation de légumes. Seulement 15% de la population mange les 5 portions de fruits et légumes recommandées avec insistance, et 17% n’en mange pas quotidiennement [2]. Sciensano a montré qu’il est environ deux fois plus cher de construire un régime alimentaire équilibré que de se contenter du minimum calorifique nécessaire. Le tableau n’est pas plus brillant du côté de la production. Les revenus des agriculteurs sont en chute libre. Aujourd’hui, leur revenu est environ 44% moindre que celui de la moyenne des travailleurs. La paysannerie a été remplacée par de grandes exploitations agricoles orientées vers des filières internationalisées, standardisées et contrôlées par une poignée d’acteurs économiques. Ces multinationales génèrent, scandaleusement, des bénéfices en milliards d’euros, pendant que la population et la planète tombent malades.

Des circuits courts souhaitables mais inoffensifs

La perte de souveraineté alimentaire, c’est-à-dire la capacité de la population à décider des choix agricoles et alimentaires pour son territoire, rend la décision politique difficile voire impuissante. Les circuits courts apparaissent comme des exceptions, des tentatives glorieuses mais marginales de reconstruire un monde agricole et alimentaire juste : des filières rémunératrices pour tous les acteurs, qui renforcent les écosystèmes dont nous dépendons, et fournissent des aliments sains, nutritifs, permettant de vivre longtemps et en pleine santé.

Les circuits courts, en effet, sont soumis à un plafond de verre.Ils sont en concurrence avec des acteurs économiques industriels largement subventionnés, qui n’intègrent pas dans leurs coûts les atteintes à l’environnement, et qui fonctionnent essentiellement avec une main d’œuvre sous payée et exploitée, en Belgique, Europe ou ailleurs dans le monde. Les prix sont faussés car ils n’intègrent pas tous les coûts.

Il faut assumer que les prix moyens des aliments sont sous-évalués, et donner en conséquence les moyens à la population de bien manger

Sciensano estime, dans une analyse prudente, que les coûts du surpoids et de l’obésité représentent un surplus de dépense de santé publique de 4,5 milliards d’euros par an entre 2013 et 2017 [3]. On estime qu’en général, les coûts environnementaux sont aux moins équivalents à ceux de la santé [4]. Il faut à cela rajouter que les filières industrielles sont subventionnées massivement par la Politique agricole commune, et toutes sortes de subsides de soutien économique aux acteurs privés, notamment industriels.

Au final, nous payons les produits low-cost une fois en magasin, une fois supplémentaire en soin de santé, une fois encore en réparation environnementale, et une fois encore en subsides. Il est évident que des filières aux prix justes et fonctionnant avec peu subsides, beaucoup d’huile de coude et des efforts frôlant l’épuisement sont difficilement « compétitives ».

De plus, faire croire que l’orientation des systèmes alimentaires est entre les mains des consommateurs aux ressources (très) limitées relève de la pensée magique – voire de la mauvaise foi. Il faut assumer que les prix moyens des aliments sont sous-évalués, et donner en conséquence les moyens à la population de bien manger.

Un fonctionnement basé sur 3 piliers

Face à ces constats, nous sommes convaincus que la réappropriation de ce que produit et mange la population belge ne pourra se faire que collectivement, avec une implication des pouvoirs publiques. En se basant sur des réflexions conduites au croisement de la sécurité sociale, de la précarité alimentaire, de la souveraineté alimentaire a émergé l’idée de mettre en place une sécurité sociale de l’alimentation.

Il s’agit, en d’autres termes, de permettre la réalisation du droit à l’alimentation en s’inspirant de la sécurité sociale actuelle, tout en tirant partie des leçons du passé.

La proposition se décline en trois piliers.

  1. De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins :

    Premièrement, il faut constituer un pot commun de solidarité, qui permettra de mutualiser les risques, les coûts et les vulnérabilités. Le budget de la sécurité sociale, actuellement d’environ 100 milliards annuellement, est principalement fondé sur la cotisation salariale et patronale. Il est complété par une dotation de l’Etat. Le financement de la SSA reposerait sur les mêmes principes : une augmentation des cotisations [5], une contribution proportionnelle au revenu, et une participation de l’Etat qui pourrait provenir, par exemple, d’un impôt sur les bénéfices des multinationales de l’agroalimentaire et de la grande distribution ou d’une augmentation des accises sur les produits nutritionnellement malsains.

  2. Un droit est universel et automatique :

    Deuxièmement, il faut s’assurer que le pot est redistribué à toute la population. Il serait faux de penser que le problème ne vient que de la consommation des populations les plus précaires : il est général. Concrètement, tous les adultes du pays recevraient automatiquement une allocation mensuelle [6], versée sur une carte électronique (ou éventuellement en format papier nominatif), à la manière des titres-repas ou des écochèques. L’automatisme implique qu’il ne faille pas le demander, ce qui supprime de facto les risques de non-recours pour toute personne légalement résidente [7]. Le niveau de ce montant détermine le montant nécessaire des cotisations du premier pilier (voir plus bas, progressivité).

    A long terme, ce montant serait de 150 euros par adulte (50% pour les enfants). Cette somme correspond par convention au montant minimum nécessaire pour manger correctement. Il ne faut pas oublier qu’elle complète les budgets déjà existants. Pour encourager le phénomène de redistribution, il serait souhaitable que les personnes doté (quasi automatiquement) du statut de bénéficiaire de l’intervention majorée puissent recevoir un montant supérieur. Elles pourraient ainsi toucher 150 euros alors que le reste de la population toucherait 100 euros.

  3. Le conventionnement est la condition pour une transformation du système alimentaire :

    Troisièmement, le montant ne pourrait pas être dépensé que pour des produits conventionnés. Dans la sécurité sociale de la santé, certains médicaments sont conventionnés, et donc remboursés, et d’autres ne le sont pas. La même logique s’appliquerait à la SSA : seuls des produits répondant à des critères de durabilité, de circuit court et de justice sociale et économique pourront être achetés avec la carte. Ces produits auront été officiellement conventionné par une administration publique de l’alimentation, à instaurer. Cet organisme gérera une banque de donnée des produits conventionnées, et s’assurera que la carte SSA puisse être utilisée partout où des produits conventionnés seraient en vente, y compris dans les fermes.

    Il faut préciser que ces critères seront évolutifs, pourront être complétés, mais pas supprimés, et seront l’objet de discussions publiques, aussi larges que possibles, dans une optique de démocratie alimentaire. Ils seront alignés avec les objectifs des stratégies régionales alimentaires (Good Food à Bruxelles, le Référentiel Alimentation Durable en Wallonie, la récente Voedselstrategie en Flandre). Il est envisagé que les Conseils de politique alimentaire puissent remettre des avis consultatifs sur les produits, en faveur ou défaveur de leur conventionnement, et servent de guichet pour les producteurs ou transformateurs voulant conventionner des produits.

    Bien que le pot commun sera redistribué essentiellement via la carte aux consommateurs, des fonds seront rendus disponibles aux structures pour adapter leur offre et/ou leurs magasins à l’accueil des produits conventionnés. La sécurité sociale de l’alimentation s’appuiera sur une institution fédérale pour collecter les fonds (compétence sécurité sociale), et, via un accord de coopération, sur une institution régionale pour organiser le conventionnement (compétence agricole) [8]. Néanmoins, il est possible d’envisager une SSA au niveau régional.

Progressivité

Il est crucial de noter que la SSA nécessite une mise en place progressive. D’abord, il n’existe pas une offre suffisante en Belgique pour répondre à l’incitant des 150 euros par mois en produits durables, circuit courts et justes. Les filières doivent progressivement s’adapter à cette nouvelle donne. Ensuite, les montants nécessaires au financement d’une SSA à plein régime sont colossaux. Environ 17 milliards d’euros par an (15,8 milliards pour les adultes et 1,57 milliards pour les enfants), ce qui s’approche d’une hausse de 10% des cotisations salariales : un objectif politiquement irréalisable à court terme.En revanche, il est possible de commencer avec un montant plus bas. A 50 euros par mois, il faut augmenter la cotisation de 3% ; dans un contexte d’inflation comme le nôtre, cela reste raisonnable. Et en visant 150e par an (ce qui s’approche des dépenses annuelles en Bio en Belgique par ménage), ce ne sont plus que 1,45 milliards, soit moins que 1% de hausse des cotisations.

Pour 50 euros par mois, il faut augmenter les cotisations de 3% ; dans un contexte d’inflation comme le nôtre, cela reste raisonnable.

Les atteintes aux droits fondamentaux, et en particulier au droit à l’alimentation sont inacceptables en Belgique comme ailleurs. La SSA est une proposition qui répond à des enjeux fondamentaux et à des attentes fortes de la population en termes de justice sociale, de transition agroécologique, de mobilisation démocratique et de relocalisation. Elle est ambitieuse, mais pas inatteignable. Bien que nos réflexions soient avancées, le sujet est complexe et doit être approprié au départ de points de vue très divers. Nous n’y arriverons qu’en travaillant ensemble et en acceptant d’adopter un point de vue systémique sur l’alimentation capable de transcender les désagréments individuels que tout changement important induits.


Envie d’agir ?

  • Vous êtes un·e citoyen·e ? Nous avons besoin de vous pour approfondir la question, en parler autour de vous et dans vos organisations, et rejoindre le Collectif de réflexion et d’action sur la sécurité sociale de l’alimentation http://collectif-ssa.be
  • Vous êtes une organisation de terrain ? Vous pouvez peut-être orienter et améliorer vos pratiques en matière d’accessibilité. Un groupe de travail est entière consacré au soutien aux projets concrets.
  • Vous êtes une commune ? Vous pouvez mettre en place ou encourager des projets pilotes, notamment en vous appuyant sur vos compétences en restauration collective, notamment les cantines, et vos CPAS.
  • Vous êtes une administration régionale ou fédérale ? Vous pouvez convaincre les élus, les ministres et leurs cabinets d’avancer dans la compréhension des enjeux et la technicité de la mise en œuvre.
  • Vous êtes un·e élu·e, un·e député·e, un·e ministre, un parti politique ? Nous avons besoin de vous pour mettre cette proposition à l’agenda, pour l’intégrer dans vos programmes politiques en vue des élections de 2024, et de la déclaration de politique générale qui en sortira. En bref, de vous engager à mettre en œuvre la sécurité sociale de l’alimentation lors de votre prochaine législature.

Contact

Cette note de positionnement a été développée à la suite des discussions au sein du Collectif de réflexion et d’action sur la Sécurité sociale de l’alimentation.

CréaSSA regroupe des dizaines d’organisation qui agissent ensemble en vue d’améliorer l’accès de tous et toutes à l’alimentation de qualité conformément au droit à l’alimentation. http://collectif-ssa.be

Contact : Jonathan Peuch, chargé de recherche et de plaidoyer


Notes

[1Fédération des services sociaux, 2021.

[2Eurostat, 2019.

[3Sciensano, “Health care costs and lost productivity costs related to excess weight in Belgium”, 2022.

[4“The true cost and price of food », A paper from the UN Food Summit, 2021.

[5A enveloppe égale, la SSA existerait au détriment des autres services de la sécurité sociale, ce qui ne serait pas acceptable puisque la précarité alimentaire ne peut être analysée sans prendre en compte la précarité en général.

[6Les enfants auraient un montant moindre pour éviter une trop forte redistribution des ménages isolés vers les familles nombreuses.

[7Pour les personnes non résidentes se poseraient malheureusement le même problème que pour l’accès à tous les autres services de la sécurité sociale. La SSA n’apporte pas à ce stade de la réflexion de solution à ceci. En revanche, elle réduira mécaniquement la demande auprès de l’aide alimentaire, qui seront en mesure de proposer de meilleurs services.

[8Jean-François Neven, Etude juridique exploratoire de la faisabilité d’une sécurité sociale alimentaire en Belgique, Centre de droit public et social de l’ULB, décembre 2022.