19 septembre 2021
Partie 2 : Réinventer la lutte

Technologie, « care » et espoir de convivialité

La technologie, l’innovation, le progrès,… Ces termes semblent neutres, mais rien n’est moins vrai. Barbara Van Dyck et Saurabh Arora apportent leur point de vue à cette question et soutiennent qu’une critique de la politique technologique peut offrir une chance de maintenir le pouvoir transformateur de l’agroécologie et de la souveraineté alimentaire, dans un contexte où la pression pour la numérisation et l’agriculture intelligente est la norme.

Par Barbara Van Dyck, chercheuse au Centre for Agroecology, Water and Resilience (CAWR) à l’Université de Coventry, et membre de la coordination d’AiA (Agrocéology in Action) ; et Saurabh Arora, maître de conférences en science, technologie, durabilité et décolonisation à l’Université du Sussex

Article traduit du néerlandais par Jeremy Poplemon

Nous enseignons et faisons des recherches au quotidien sur les questions relatives à la technologie, la démocratie, l’agriculture et la durabilité. Nous sommes pourtant opposés aux OGM. C’est comme les objecteurs de conscience qui refusent le service militaire pour des raisons morales et éthiques. Ou les personnes natives d’Amérique du Nord qui refusent la citoyenneté pour des raisons politiques. Refuser, ce n’est pas simplement dire « non », c’est aussi faire un pas stratégique et délibéré dans une direction différente [1]. Les Refuzniks qui refusent de servir dans l’armée israélienne montrent qu’ils ne sont pas d’accord avec l’occupation palestinienne et qu’ils envisagent un monde différent. Un monde qui n’est pas basé sur l’oppression. Les Mohawks qui refusent le passeport américain ou canadien indiquent qu’ils ne sont pas citoyens d’Etats occupants qu’ils ne reconnaissent pas. Ils ont en tête d’autres structures décisionnelles.

Nous refusons les OGM parce que nous avons en tête d’autres systèmes alimentaires que celui que les entreprises multinationales des technologies nous préparent. En disant « non », nous choisissons de prendre soin de la biodiversité, d’offrir de l’indépendance aux agriculteur·rice·s et de soutenir l’agroécologie et la souveraineté alimentaire [2].


En réaction à ce point de vue, on entend souvent dire que l’ont ne peut pas être contre les OGM en soi. On ne peut pas être contre une technologie. Une technologie n’est ni bonne ni mauvaise. C’est l’utilisation qu’on en fait qui la rend bonne ou mauvaise. « Avec un grille pain, vous pouvez faire des toasts, mais vous pouvez aussi fracasser la tête de quelqu’un » [3], entend-on alors. La biotechnologie peut être utilisée pour les armes biologiques ou pour la culture de plantes résistantes aux herbicides, qui augmentent l’utilisation de poison dans l’agriculture. Cependant, la nouvelle génération d’OGM, d’après les dires, est plus précise et serait très prometteuse dans la lutte contre le changement climatique et aussi pour l’agroécologie.

Une deuxième raison pour laquelle les OGM ne doivent pas être rejetés réside dans la philosophie du progrès. Elle part du principe que la science, la technologie et l’innovation sont par définition des progrès et suivent le chemin d’une seule et même course. Dans cette course, vous pouvez aller plus vite ou plus lentement, mais vous allez tous dans la même direction (vers l’avant bien entendu !). Certains seraient alors développés, d’autres seraient primitifs ou sous-développés.

En posant un regard critique sur la technologie et l’innovation dans l’agriculture (ou dans d’autres domaines), vous vous mettez hors-course et êtes vus comme un·e technophobe ou anti-progrès. Comme si vous pouviez questionner les conséquences de l’utilisation d’une technique spécifique, mais que vous ne deviez pas interférer avec la direction qu’emprunte le progrès. Il est par exemple (plus ou moins) acceptable de remettre en question la toxicité du glyphosate, ou les violations de la vie privée résultant de la collecte massive des données auprès des internautes. Il est en revanche hors de question de remettre en question la tendance générale de l’agriculture de précision fondée sur la robotisation, la propriété privée et la manipulation génétique des organismes vivants. Vous ne pouvez pas arrêter le progrès.

Dépoussiérer la politique technologique

Mais la technologie n’est évidemment pas neutre, ni passive. Elle s’inscrit en premier lieu dans un contexte. La technologie est le produit d’un imaginaire social, d’un pouvoir politique et économique et a des conséquences sur les sociétés dans lesquelles nous vivons [4]. Mais comment les technologies façonnent-elles les personnes, la culture et les sociétés ? Quelles sont les valeurs sociales qui influencent les pratiques techniques ? Les valeurs et les aspirations peuvent ne pas être aisément incorporées dans les technologies, mais les aspirations et les imaginaires sociopolitiques jouent un rôle important dans la formation des artefacts et des connaissances technologiques.

Dans les années 1970, Ivan Illich a vu comment, en à peine un siècle, nous étions passés de sociétés servies par des véhicules motorisés à des sociétés asservies par des voitures. Les cyclistes ou les piétons le savent très bien. La voiture est reine. Dans l’agriculture, l’industrialisation aurait dû éliminer la faim grâce à toute une série de technologies améliorant la productivité. Pourtant, selon les Nations Unies, la famine touche environ 811 millions de personnes en 2021, et plus de 2,3 milliards de personnes n’ont pas accès à une alimentation suffisante [5]. Et à en juger par le Sommet mondial de l’alimentation 2021 des Nations Unies, la seule solution envisagée réside dans une augmentation des technologies de pointe et de la productivité. Il semble qu’il n’y ait pas de fin à la recherche d’un progrès illimité et à la promesse d’une amélioration constante… des technologies [6]".

Pourtant, et cela nous amène à un deuxième point central de la politique technologique : la technologie et l’innovation impliquent des choix. La question est de savoir, en matière de progrès, dans quelle direction voulons-"nous" aller ? Qui décide ? Qui est "nous" ?

La plupart des technologies agricoles ont été développées dans le cadre de systèmes alimentaires basés sur le pouvoir des entreprises, les marchés mondialisés, les régimes de propriété et les économies d’échelle. À son tour, la technologie façonne le commerce mondial, les interactions sociales entre les agriculteur·rice·s et les consommateur·rice·s et entre l’agriculteur·rice et son environnement.

La technologie peut certainement servir les valeurs fondamentales d’égalité, de justice, de respect et d’autodétermination ou d’autonomie. Ce sont ces valeurs qui sont à l’origine, par exemple, des systèmes de garantie participative (SGP), des réseaux de semences, des brigades d’actions paysannes (BAP) ou des systèmes d’agriculture soutenue par la communauté (AMAP, GASAP). Mais dans un monde inégalitaire, cela ne se fait pas automatiquement. De nombreuses technologies, allant des méga-étables automatisées aux tracteurs contrôlés par GPS, font leur entrée dans l’agriculture aujourd’hui, pas tellement parce que les agriculteur·rice·s les demandaient, mais parce que la numérisation s’accompagne de tout un “package” d’infrastructures technologiques dominantes. Le choix des nouvelles technologies est lié à des prêts, des conseils, des ventes ou des subventions, sans compter leurs éventuelles conséquences négatives, comme une concentration accrue du pouvoir et de la monopolisation.

Il existe donc un lien entre la structure de la technologie et l’organisation de l’agriculture, avec des pratiques sociales, des identités, des rôles, des responsabilités, des désirs, des droits, des devoirs et des structures [7].

C’est le cœur de la politique technologique. L’orientation du développement technologique n’est, après tout, pas une question technique. C’est une question politique fondamentale !

D’autres options sont-elles possibles ?

Pour mieux comprendre l’interdépendance entre les technologies et les sociétés, et pour mieux imaginer les autres possibilités d’orientations futures, la distinction entre "contrôle", "care" (“prendre soin de” en anglais) et "convivialité" est importante. Ces approches peuvent fournir des outils pour mener à un débat techno-politique afin de défendre et de promouvoir la souveraineté alimentaire et les agroécologies paysannes.

Avec nos collègues Andy Stirling et Divya Sharma, nous avons exploré les possibilités que le care et la convivialité peuvent créer dans la transformation des sociétés. Loin des hiérarchies modernes et des ambitions de contrôler tout ce qui est différent, le radical care et la convivialité peuvent aider à mettre l’accent sur les questions suivantes [8] :

  • Les compétences et l’autodétermination des personnes concernées sont-elles favorisées par des choix technologiques particuliers ? Ou, au contraire, accroît-elle la dépendance à l’égard de l’agro-industrie et de l’industrie technologique ?
  • A quel coût ou pour qui la croissance de la productivité est-elle réalisée ?
  • Dans quelles conditions les technologies/outils peuvent-ils contribuer à la transformation vers des systèmes alimentaires socialement et écologiquement justes ?
  • Qu’est-ce qui est bon pour les personnes et les animaux qui fournissent notre nourriture ?

Modernité : axée sur le contrôle

Les sociétés modernes sont fondées sur l’idée de contrôle (et de domination). Avec des lois et des courants de pensée qui maintiennent des systèmes rendant la nature et le travail -des femmes et des personnes de couleur en particulier -"bon marché" [9] [10]. Les coûts du travail non rémunéré pour prendre soin des sols, la préparation alimentaire au sein des familles, les coûts de la destruction des écologies vivantes, etc. ne sont pas inclus dans les comptes des investisseurs. Les personnes et les communautés non-humaines sont ce qu’on appelle des ressources pour l’accumulation de richesses et d’autres investissements.

Selon la vision moderniste, le monde est constitué de catégories : nature/culture, homme/femme, blanc/noir, raison/émotion, faits/valeurs, où l’une des deux a davantage de valeur ou est plus juste que l’autre. Dans la modernité – et les systèmes alimentaires industrialisés qui la représentent – la production standardisée est la norme et les alternatives sont disqualifiées. Le sol est traité comme un substrat inanimé qui peut être utilisé pour la production de masse ou dans les marchés mondialisés du carbone. Les gènes végétaux et d’animaux sont activés ou désactivés d’un simple "clic" pour répondre aux besoins de l’industrie, sans se préoccuper des conséquences annexes. La main-d’œuvre migrante peut être utilisée ou rejetée à volonté, en fonction des besoins des systèmes de production. Les pesticides permettent de lutter contre les "mauvaises herbes" et les "parasites".

Dans l’agriculture moderne, la destruction s’est progressivement imposée au programme, paradoxalement au nom de l’alimentation et de la vie.

Valeurs du care pour les écologies négligées et endommagées

Face à l’industrialisation de l’agriculture et aux ambitions modernistes inhérentes de contrôler la nature et les personnes "non modernes" ou "inférieures", la permaculture, l’agroécologie et d’autres pratiques agricoles marginalisées mettent en avant l’importance de prendre soin des écosystèmes négligés et endommagés [11]. Pour reprendre les termes de Maria Puig de la Bellacasa, la solidarité concerne "tout ce qui est fait (plutôt que tout ce que "nous" faisons) pour maintenir, poursuivre et réparer "le monde", afin que tout un chacun (plutôt que "nous") puisse y vivre du mieux qu’il le peut. Ce monde comprend... tout ce que nous essayons de tisser en un réseau complexe et vitale [12]".

Contrairement aux catégories séparées et hiérarchisées (nature/culture), le care consiste à évaluer l’interdépendance et l’engagement en faveur de l’égalité (les autres sont différents mais égaux [13]).

La reconnaissance de l’interdépendance concerne aussi bien les relations entre les personnes qu’entre les personnes et les non-humains. Le care se préoccupe de la préservation collective et se caractérise par l’ouverture, l’adaptabilité et l’humilité [14]. La manière dont l’agroécologie, la permaculture et d’autres formes d’agriculture marginalisées traitent le sol, en tant que communauté vivante plutôt que réceptacle pour les cultures, en est l’illustration. Elle met l’accent sur les interactions mutuellement bénéfiques entre les personnes et le sol, en reconnaissant la relation du sol avec la biodiversité et la survie. Cela contraste avec l’agriculture industrielle moderne, qui fait un usage intensif d’engrais synthétiques visant à accroître la productivité au détriment de toutes les autres relations.

Le care est aussi l’art de prêter attention aux incertitudes associées aux techniques et aux connaissances [15]. Comme, par exemple, reconnaître que les conséquences de la géo-ingénierie, de l’édition génomique ou du déploiement à grande échelle de monocultures sont non seulement incontrôlables, mais aussi inconnues. Au lieu de "mettre à l’échelle" des processus usés et de distribuer des produits standardisés, les pratiques agricoles nourricières et leurs technologies facilitent l’adaptation, l’amélioration, la mise au point et la réparation continues des processus et des produits par les utilisateurs dans leur propre environnement.

Pensez à l’Atelier Paysan, FabriekPaysanne et d’autres initiatives de piratage agricole [16]. Celles-ci ne sont pas motivées par la volonté d’accroître la productivité et la diffusion. Ils travaillent avec les agriculteur·rice·s pour développer des outils qui peuvent être adaptés et entretenus dans les champs par les personnes qui travaillent avec eux [17].

Pour comprendre comment les organisations et les technologies poussent les sociétés dans une certaine direction, nous devons prêter attention aux relations dont elles sont issues et aux relations qu’elles façonnent.

Qui en profite ? Favorisent-elles l’égalité des relations d’exploitation des personnes et des autres êtres vivants ? Facilitent-elles l’adaptation et la réparation des écologies endommagées ?

Un espoir de convivialité

Enfin, en plus du "contrôle" et du "care", nous pensons que la "convivialité ", en tant que troisième pilier, peut aider à maintenir le pouvoir radical de l’agroécologie et de la souveraineté alimentaire dans un contexte où la pression pour la numérisation et l’agriculture intelligente est la norme.

Par convivialité, et en nous inspirant des "Outils de convivialité" d’Illich, nous entendons la construction décentralisée d’alternatives autonomes à la modernité coloniale. Pensez aux alternatives ghandiennes, au Rojava ou aux zapatistes, et à d’autres qui luttent pour la vie dans la diversité, pour un "plurivers " : un monde dans lequel il y a de la place pour de nombreux mondes différents [18], différentes manières de vivre, différentes formes de relations entre nous et avec l’environnement [19].

Alors que les seigneurs de la technologie font tout ce qu’ils peuvent pour centraliser et dominer davantage les systèmes alimentaires [20], le maintien de futurs alternatifs nécessite des instruments efficaces pour promouvoir la convivialité ou l’autonomie créative. La convivialité comme alternative au monopole des technocrates dans la détermination et le développement des technologies pour l’agriculture.

La convivialité dans la transformation des systèmes alimentaires est basée sur l’autonomie mutualiste et la réalisation de soi décoloniale. De tels systèmes sont basés sur la prise en charge de ses propres besoins tout en aidant les autres dans les leurs [21], [22]. Des initiatives telles que la Fabriek Paysanne ou l’Atelier Paysan s’efforcent de rétablir les relations entre les cultivateur·rice·s et leurs outils afin de contribuer à la reconstruction des connaissances et des compétences qui garantissent une efficacité autonome [23].

La nourriture que nous mangeons est l’un des liens les plus intimes et les plus puissants entre notre corps, notre culture et la terre. C’est au travers les valeurs de care et d’autodétermination que peuvent émerger des futurs alimentaires multiples et des espoirs de convivialité. Le care et la convivialité stimulent l’imagination qui peut donner aux gens la liberté (collective) et le pouvoir de concevoir et d’innover leurs propres technologies.

Outre l’imagination, elle exige le rejet des pratiques technologiques fondées sur les principes modernistes de domination et de compétitivité. Qui sait, peut-être cela créera-t-il des ouvertures pour de nouveaux récits technologiques tissés dans des réseaux alimentaires basés sur des relations d’égalité au sein et entre des mondes, pour une diversité sociétale et leurs environnements plus vastes.


Cet article fait partie du magazine "Beet The System ! : Réenchanter la souveraineté alimentaire". Les illustrations sont utilisées sous licence (CC BY 2.0)

Créé en 2017, "Beet the system ! est une publication annuelle de FIAN Belgium visant à offrir un espace d’expression aux voix multiples qui animent le Mouvement de la lutte pour la Souveraineté alimentaire depuis 25 ans : fianistas, agriculteur·rice·s, expert·e·s, militant·e·s de la société civile, etc.

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