2.1 Pour des terres agricoles nourricières en Wallonie
En Wallonie, comme dans le reste de l’Europe, l’accès à la terre est de plus en plus difficile pour les petits producteurs et les jeunes et nouveaux paysans. La pression foncière et la concentration des terres aux mains des grandes exploitations menacent l’avenir de notre agriculture et de notre souveraineté alimentaire. Le Code wallon de l’agriculture prévoit pourtant de préserver les terres agricoles contre la spéculation et consacre la fonction nourricière principale de l’agriculture wallonne. Mais les politiques concrètes se font toujours attendre.
- Le prix de la terre est déconnecté du revenu qu’elle génère
- Des terres agricoles destinées à nourrir les animaux, les voitures et à produire des calories...
- Comment en sommes-nous arrivés là ?
- Que faire ?
- Principales recommandations de FIAN en vue des Assises wallonnes de la terre
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En Wallonie les surfaces agricoles (prairies, terres cultivées, vergers) occupent environ 44 % du territoire [1]. Elles occupent donc une place importante dans le paysage et la bonne utilisation des terres agricoles est un enjeu essentiel pour l’alimentation, l’environnement, le climat, et l’économie. Mais les terres agricoles wallonnes font face à de nombreux défis.
Cet article fait partie de la publication Beet The System ! Droit à la Terre - Pour une agriculture paysanne et nourricière Téléchargez-la gratuitement !
Le prix de la terre est déconnecté du revenu qu’elle génère
Les terres agricoles en Belgique sont les deuxième plus chères d’Europe après les Pays-Bas [2]. Devenue un refuge pour capital désorienté, objet de spéculation, la terre agricole a un prix de plus en plus découplé de sa fonction nourricière. En forçant le trait, car les situations concrètes sont pleines de nuances, une vie de travail agricole permet à peine d’espérer le remboursement de l’emprunt initial pour l’achat des terres... En outre, la vente de la ferme au moment de la transmission constitue le « matelas financier » pour compenser un système de pension pour indépendant assez dérisoire.
En Wallonie, l’Observatoire du foncier agricole, dont il faut saluer la création en 2017, nous renseigne sur les montants en jeu. Bien que les données doivent être analysées avec prudence, car elles ne reflètent pas toujours les prix réels (notamment à cause des pratiques de dessous de table encore courantes dans les transactions agricoles), elles permettent de nous donner une idée des tendances à l’œuvre. D’après les données officielles de l’Observatoire, le bien immobilier non bâti en zone agricole (le champ, la prairie) coûtait en moyenne près de 35 000 euros par hectare [3] ! Notons qu’il était de 30 000 euros/ha en 2020, ce qui représente 15% d’augmentation en un an ! Entre 2017 et 2021, le prix de vente moyen des terres agricoles a augmenté de 28,4 % passant de 27 205 €/ha à 34 945 €/ha, ce qui représente une hausse moyenne annuelle de 6,5 % sur 5 ans. Les moyennes cachent évidemment des variations en fonction des régions, de la situation du bien (proche ou non de zones constructibles) ou de la qualité de la terre.
foto : 17 Avril 2022 - Journée internationale des luttes paysannes : Paysan.ne.s en colère contre l’accaparement des terres à Halle.
Ces chiffres, largement sous-estimés selon certains, sont astronomiques pour un agriculteur. Il faut savoir que la marge brute d’un hectare de froment ou de betterave sucrière rapporte grosso modo en moyenne 1000 euros par hectare en 2018 (1500 euros - 500 euros d’engrais, pesticide et herbicide). On est à 3000 euros pour les pommes de terre (4500 – 1500 euros). De ce montant il faut encore soustraire le remboursement des emprunts (bâtiments, machines…), les salaires et les prélèvements fiscaux [4]. Au final, le revenu agricole du travail en Wallonie, en 2020, est de 605 euros par hectare [5]. En moyenne, 573 euros par hectare sont consacrés au remboursement d’emprunts, et pas uniquement pour le foncier. Mais même si tout était dédié au foncier, il faudrait donc 60 ans pour rembourser un hectare de 35 000 euros. Un ordre de grandeur qui en dit long.
Des terres agricoles destinées à nourrir les animaux, les voitures et à produire des calories...
En Wallonie, plus de la moitié des surfaces agricoles est constituée de prairies permanentes (52%), principalement utilisées pour l’élevage. L’autre moitié est essentiellement constituée de cultures et grandes cultures [voir infographie 1]. Parmi celles-ci, 56% servent à produire des céréales. Ces dernières sont destinées à l’alimentation pour le bétail à 46%, à 32% pour produire de l’énergie (biocarburant !), à 14% pour l’exportation et à seulement 9% pour produire de la nourriture [voir infographie 2] ! Ce n’est pas suffisant pour produire notre pain et la Région wallonne doit donc importer la majorité de ses céréales panifiables. D’après une étude de l’UClouvain, consacrer 28% de la production céréalière à l’alimentation humaine suffirait à être autonome en Régions wallonne et bruxelloise [6].
Les terres agricoles servent donc en priorité à nourrir les animaux… et les voitures. Une situation en totale contradiction avec le Code wallon de l’agriculture, adopté en 2014, qui consacre la fonction nourricière de l’agriculture wallonne, en réponse aux besoins essentiels des citoyens (article 1er).
Parmi les autres cultures significatives en Région wallonne, on retrouve d’autres cultures fourragères (maïs, trèfles…) avec 8% des surfaces agricoles, les pommes de terre avec 5% des surfaces (destinées majoritairement à l’exportation sous forme de produits surgelés), les betteraves sucrières avec 5% également. Seuls 2,5 % de la surface agricole est consacrée aux légumes (dont 96% sont transformés par l’agroindustrie : petits pois, haricots verts, carottes et oignons représentent 84% de la production).
Dans la mesure où les recommandations nutritionnelles indiquent que les belges, ainsi que les européens, mangent en moyenne trop de calories, trop de viande et pas assez de légumes, la corrélation entre utilisation des terres et régime alimentaire est évidente.
Comment en sommes-nous arrivés là ?
L’usage de la terre ne correspond pas à un optimum nourricier, mais répond essentiellement à d’autres contraintes. Trois nous semblent essentielles.
1. LA PAC
Premièrement, la politique agricole la plus significative s’appliquant au niveau wallon est la Politique agricole commune (PAC) de l’Union européenne. Mise en œuvre peu après la fin de la Seconde guerre mondiale, on peut considérer que la PAC a engendré une réforme agraire basée sur le marché. Cette réforme a visé à « moderniser » l’agriculture, principalement en augmentant la productivité du travail (production/travailleur) à l’aide du paquet technologique issu de la « révolution verte » : tracteurs, engrais et pesticides chimiques, spécialisation, intégration aux chaînes longues internationales et rapprochement avec l’industrie agroalimentaire de transformation. Au niveau foncier, la principale conséquence a été un agrandissement de la surface moyenne des fermes, allant de pair avec une réduction drastique du nombre de (petites) fermes. Un phénomène connu sous le terme de concentration des terres [7].
On parle ici de l’une des plus grandes casses sociales qu’a connu le pays ces dernières décennies : plus de 100 000 emplois ont été détruits en Belgique depuis 1980 dans le secteur agricole [voir infographie 3]. Ces emplois ont été remplacés par des tracteurs : 196 504 sont aujourd’hui immatriculés.
En Wallonie, en moyenne, une ferme occupe 58,2 hectares qui sont exploités par 1,24 travailleur à l’année grâce à trois tracteurs. [8]
Il faut néanmoins remarquer que depuis 2015 le nombre d’exploitations se stabilise, après au moins 40 ans de destruction. La surface de 58 hectares par exploitation semble convenir au modèle industriel en Wallonie.
Deuxièmement, la terre est soumise à des pressions financières extérieures au monde agricole qui poussent à désolidariser son prix de vente de sa valeur nourricière, laquelle peut être calculée à partir des revenus que peut tirer un agriculteur de sa ferme. Cette hausse s’explique par deux facteurs principaux. Les zones résidentielles, les zones industrielles et les infrastructures « avancent », « grignotent », « bétonnent » les terres agricoles [9].
Depuis 1990, les terrains « artificialisés » ont progressé de 35 %, soit une croissance de 16 km²/an. L’artificialisation du territoire s’est faite quasi exclusivement au détriment des terrains agricoles, qui ont enregistré une perte de 464 km2 entre 1990 et 2019 (- 5 %). Or, plus « l’artificialisation » des terres se rapprochent des terres agricoles, plus leur prix augmente par spéculation [10]. L’observatoire des prix du foncier wallon de 2021 montre que les terres agricoles à proximité de terres constructibles valent 4 à 5 fois plus chers que des terres agricoles similaires [11]. Le Graal de tout propriétaire, qu’il soit agriculteur, héritier ou encore spéculateur est de voir sa terre agricole devenir constructible.
Troisièmement, l’organisation du foncier agricole sous la forme d’un marché est de nature à augmenter mécaniquement le prix de la terre, pour une raison simple. La terre n’est pas une marchandise reproductible. On ne peut pas espérer un rattrapage de la demande par une hausse de l’offre. Tant que les pouvoirs publics ne prendront pas une part active en sortant du mécanisme de marché, les prix ne feront qu’augmenter.
Dualisation du modèle agricole
La hausse des prix pousse, voire oblige, les agriculteurs à adopter des pratiques agricoles industrielles. Il faut comprendre d’abord que la dépense initiale pour se « lancer » dans l’aventure agricole est phénoménale et risquée. En reprenant la surface moyenne d’une ferme wallonne, on arrive à une somme de 2 millions d’euros (58 ha x 35.000 euros), sans aucune infrastructure ou machine. Un investissement inabordable pour un jeune qui veut se lancer.
En 2020, 43 % de la SAU wallonne sont gérés par 17 % d’exploitations de grande dimension, c’est-à-dire de plus de 100 ha. C’est trois fois plus de superficie qu’en 1990. En conséquence, deux grandes options sont sur la table :
- les fermes déjà installées s’agrandissent progressivement, hectare par hectare, alimentant la concentration des terres aux mains de quelques exploitations de plus en plus industrialisées ;
- les « nouveaux entrants » dans le monde agricole se contentent de quelques hectares qu’ils vont tenter de valoriser au maximum, souvent en vente directe pour maîtriser la chaîne de valeur, donc près des villes (et des prix du foncier qui vont avec).
Cette dualisation est un piège, en enfermant les consommateurs aisés et engagés dans des niches économiques, et en laissant le champ libre à l’agroindustrie pour s’adresser à la population générale. Le pouvoir politique des modèles sur petite surface s’en retrouve marginalisé.
Menaces sur le droit à l’alimentation et la souveraineté alimentaire
Ce contexte foncier menace le droit à l’alimentation en accompagnant l’industrialisation de la production agricole dans 3 grands domaines. Premièrement, la diversité culturale se réduit à cause de la spécialisation et des économies d’échelle. Les régimes alimentaires s’homogénéisent et se « calorifient ». Les céréales, les pommes de terre, la viande et le lait se répandent au détriment de cultures plus nutritives, telles que les légumes, les légumineuses et les fruits. Les usines de transformation et d’élaboration de la malbouffe peuvent alors tourner à plein régime [12]. Les aliments les plus accessibles sont malheureusement peu favorables à la santé, engendrant des problèmes à moyen et long termes de malnutrition et de maladies chroniques.
Deuxièmement, la production est tournée vers l’international. Les avantages que les pays riches ont sur le marché international sont aussi scandaleux que bien connus. Le marché international permet en effet la construction de chaînes de valeur au bénéfice des pays dit développés et au détriment des pays du Sud global (importation de matières premières, exportation de produits transformés – bière, chocolat, viande). En outre, l’internationalisation de la production conduit à une perte de souveraineté alimentaire au Nord comme au Sud. Les changements de cultures agricoles wallonnes sont sans doute plus dépendants de l’état du marché international, que de la volonté des consommateurs wallons, citoyens d’une démocratie alimentaire démunie.
Troisièmement, maintenant bien installé, le modèle de la « révolution verte » n’apparaît ni viable ni durable. Il émet beaucoup de CO2, pollue les rivières, l’air et détruit la biodiversité. Il empêche les agriculteurs voulant travailler avec des méthodes « paysannes » ou « agroécologiques » (en symbiose avec le « pays » et ses particularités locales, environnementales, humaines, sociétales…) de s’installer. Il incite à un travail solitaire, entouré de machines et de produits chimiques. Il génère un isolement social alors que le travail de la terre pourrait être et a longtemps été au centre de la vie sociale des zones rurales. Cette situation entraîne un problème de transmission des fermes et des savoirs mais aussi un problème d’installation face à une population agricole vieillissante.
Que faire ?
Techniquement, des solutions existent face à cette situation alarmante. Les mouvements paysans les avancent depuis des décennies. Mais ils font face à un manque de volonté politique évident, et à un contexte institutionnel structurellement défavorable. Le modèle agricole actuel, en effet, bénéficie aux influents acteurs industriels, au détriment de l’intérêt général.
Modifier un système foncier comporte des risques. Mais étant donné l’ampleur des dommages sociaux, économiques, environnementaux observables, il est plus que temps de prendre son courage à deux mains. C’est d’ailleurs une obligation du gouvernement, puisque le Code wallon de l’agriculture promettait une politique agricole qui a notamment pour objectif de « conserver les surfaces affectées à la production agricole et contribuer à la baisse de la pression et de la spéculation foncière, en ce compris par une gestion coordonnée des terrains publics » (art. 1, §2, 7°).
Les Assises wallonnes de la terre, annoncées par le ministre de l’Agriculture Mr Borsus [13], seront-elles l’occasion de remettre à plat le mécanisme de régulation de l’accès à la terre agricole en Wallonie et d’adopter des mesures ambitieuses ? Nombreux sont les acteurs et actrices qui l’espèrent ardemment.
Pour finir, il apparaît essentiel de souligner l’importance d’une approche systémique.
La concentration du foncier et les prix astronomiques atteints sont autant un déterminant de l’industrialisation (cause) qu’un marqueur (effet). La réalisation du droit à l’alimentation ne se fera pas en agissant uniquement au niveau du foncier. Il doit s’inscrire dans une perspective holistique, comprenant à minima la question des facteurs de production, en intégrant les dimensions sociales de la consommation et toutes les externalités.
Redonner un pouvoir d’agir collectif, penser l’alimentation comme un système respectant les droits humains : voilà la marche à suivre.
Beet The System est un espace d’expression pour les multiples voix actives du mouvement pour la Souveraineté alimentaire. En stimulant les échanges et réflexions, cette publication annuelle vise notamment à renforcer les rencontres entre acteur·rice·s des luttes pour des systèmes agroalimentaires alternatifs.