PARTIE 2 : ENJEUX EN BELGIQUE

Alimentation durable pour tou·te·s : multiplions les innovations !

Par Catherine Closson, chargée de recherche au Centre d’Etudes et Economiques et Sociales de l’Environnement (CEESE-ULB), coordinatrice du projet Falcoop

Alors que les initiatives de distribution en alimentation durable se multiplient, celles-ci peinent élargir leur base et à toucher une grande diversité de publics, renforçant involontairement la fracture alimentaire de plus en plus marquée. Une recherche action participative, appelée Falcoop, a étudié la question au sein d’un quartier bruxellois.

Agriculture urbaine, circuits courts, magasins coopératifs, mouvement végétarien, … Les initiatives qui se revendiquent de l’agroécologie et de l’alimentation durable foisonnent et connaissent un développement exponentiel. Si les vocables utilisés et les priorités sont multiples, une majorité de mangeur·euse·s, toutes catégories sociales confondues, est aujourd’hui soucieuse de la qualité de son assiette. Goût, santé, mais aussi respect des producteur·rice·s et de l’environnement sont devenus des normes désirables et largement répandues. Pourtant, tant les constats de terrain que les études en attestent : les innovations agroalimentaires rassemblent un peu toujours les mêmes, pas forcément les plus riches, mais en tout cas ceux qui bénéficient des plus hauts niveaux d’éducation [1]. Malgré les efforts pour contrer cette tendance, l’alimentation durable creuse une énième fracture sociale. Comment sortir de cet écueil ? La recherche action participative Falcoop, acronyme de « Favoriser l’accès à une alimentation durable et de qualité pour un public représentatif de la diversité urbaine par l’implantation locale d’un modèle innovant de supermarché coopératif », a exploré la question au sein d’un quartier bruxellois.

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L’accessibilité des alternatives alimentaires reste un défi

D’emblée, le supermarché BEES coop s’est fixé pour objectif de rendre l’alimentation durable et de qualité accessible à tou·te·s. La « mixité sociale » est inscrite parmi les cinq valeurs de base de la coopérative citoyenne et le groupe initiateur a délibérément cherché à implanter l’espace de vente dans un quartier socialement défavorisé et représentatif de la diversité culturelle bruxelloise. Le modèle à but non lucratif et l’implication bénévole obligatoire des coopérateurs dans le magasin devaient assurer l’attractivité des prix et permettre d’attirer les habitants du quartier [2]. Mais peut-être que ce n’est pas si simple. C’est pourquoi BEES coop et le Centre d’Etudes Economiques et Sociales de l’Environnement (Université libre de Bruxelles) ont choisi d’étudier ensemble le sujet de l’accessibilité alimentaire dans le cadre de l’initiative Falcoop [3].

Pendant trois ans, des chercheur·euse·s ont étroitement collaboré avec les coopérateur·rice·s bénévoles du Comité « mixité sociale » de BEES coop, mais aussi avec une quinzaine d’organisations socio-culturelles locales (maison de quartier, maisons médicales, associations d’éducation permanente, mission locale, CPAS, etc.). Plus de 70 ateliers et visites ont été organisés sur le thème de l’alimentation avec des groupes d’habitants du quartier. Ces activités ont permis d’échanger sur les besoins et les habitudes alimentaires de chacun·e, de s’informer et de se mettre en réflexion sur le système alimentaire, mais aussi de faire découvrir le projet BEES coop.

Chaque groupe a visité le supermarché coopératif et a pu partager ses impressions. Certains groupes y sont revenus plusieurs fois, ont expérimenté le travail bénévole dans le magasin et testé les produits dans le cadre d’ateliers de cuisine. Parallèlement, le Comité mixité sociale s’est réuni régulièrement pour réfléchir à son objectif et aux actions à mettre en œuvre pour s’en approcher. L’analyse des données collectées pendant plus de deux ans sur le terrain par les chercheur·euse·s a permis de dégager des éléments de connaissance sur la diversité des habitudes alimentaires, mais aussi, et surtout, d’identifier des freins et leviers à la participation au supermarché coopératif. Des pistes d’action concrètes ont été imaginées et, pour certaines, testées avec l’aide des coopérateur·rice·s BEES coop.

Au terme des trois ans de recherche, la réussite de l’objectif de mixité sociale au sein de la coopérative était mitigée. Le projet n’en était qu’à ses tout débuts et il aurait été prématuré de tirer des conclusions définitives. Par ailleurs, la coopérative présentait incontestablement de la diversité au sein de ses membres, par exemple en termes d’âges, de professions, de compositions de ménages, etc. Mais la communauté des coopérateur·rice·s n’était pas représentative de celle du quartier et très peu de participant·e·s aux cycles d’activités organisés dans le cadre de la recherche ont souhaité devenir membres du supermarché. Pourtant, nombre d’entre eux·elles avaient participé avec motivation aux animations proposées et manifesté le vif souhait d’accéder à une alimentation plus qualitative – par exemple biologique, moins industrielle, plus en lien direct avec les producteur·trice·s – , telle que celle proposée par BEES coop.

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Le prix, seulement un frein parmi d’autres

La recherche a permis d’identifier une série de freins, certains ayant trait à l’offre alimentaire du magasin et d’autres au modèle participatif. Une première difficulté a rapidement été identifiée sur la communication du projet. BEES coop propose un concept innovant et complexe, qui fait appel à de nombreux concepts et valeurs. Il n’est pas évident pour un public peu éduqué et non initié de l’appréhender et d’en comprendre tous les rouages. Les chercheur·euse·s ont d’ailleurs observé des divergences parfois importantes dans la façon de présenter le projet par les coopérateur·rice·s eux·elles-mêmes.

Ensuite, la question, centrale, de l’offre alimentaire se pose. BEES coop propose majoritairement des produits locaux, de saison, artisanaux et biologiques. La coopérative veut offrir un juste prix aux producteur·rice·s tout en assurant l’attractivité de ses prix au consommateur·rice par le travail bénévole des membres et le modèle non lucratif (pas de publicité, pas de dividendes). Mais la tension sur les prix est si forte entre les deux extrémités de la chaine alimentaire que les dispositifs mis en place ne suffisent pas à la résoudre.

Si le supermarché parvient à être attractif pour des mangeur·euse·s déjà adeptes de l’alimentation durable, il reste le plus souvent inabordable pour des personnes qui s’approvisionnent majoritairement en produits conventionnels dans la grande distribution et surtout le hard discount. A titre d’exemple, au moment de l’étude, un panier d’une douzaine de produits de base était presque deux fois plus cher à BEES coop qu’au Aldi voisin. Pour des ménages qui bouclent déjà très difficilement leurs fins de mois, il est impensable d’augmenter leur budget alimentaire, alors que la part de celui-ci dans le budget global est déjà beaucoup plus conséquente que la moyenne [4].

Ce frein du prix reste malheureusement incontournable, mais il est loin d’être le seul. C’est surtout là que la recherche a révélé des aspects intéressants. Elle a notamment mis en évidence l’importance de la méconnaissance des produits. Une jeune femme africaine a par exemple confessé ne connaître que quatre légumes sur l’ensemble de l’étalage (pourtant très bien achalandé) et être incapable de préparer une recette avec ce qu’elle y trouvait. Parallèlement, pour les personnes issues de l’immigration, l’alimentation maintient le lien avec la culture d’origine et il est important de s’approvisionner dans des magasins qui en proposent les produits phares [5]. Un autre frein de poids concerne l’incompréhension des filières alimentaires et des enjeux qu’ils cachent. Pesticides, déforestation, transports, additifs, labels, localité, saisonnalité, … : il faut reconnaître qu’il faut désormais être savant pour appréhender la complexité du système alimentaire.

En résumé, prix, dissonance entre offre et habitudes alimentaires, méconnaissance des enjeux, chacun de ces aspects jouent un rôle, mais c’est surtout leur imbrication qui crée l’obstacle. Pourquoi payer plus cher pour des produits qu’on ne sait pas cuisiner, qui ne correspondent pas à nos habitudes alimentaires et dont on ne saisit pas la plus-value ? Enfin, la recherche a également identifiés des freins liés au modèle coopératif et participatif : l’achat de parts, la participation aux décisions et surtout le travail bénévole obligatoire ont dérouté de nombreux habitant·e·s du quartier à qui nous avons fait découvrir le projet [6].

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Encore élargir le panel des innovations

Au-delà de quelques pistes de solution spécifiques imaginées et testées dans le cadre de la recherche action, notamment la création d’outils pédagogiques, trois constats se sont imposés au terme du projet.

  1. Tout d’abord, s’il est incontestable que BEES coop offre une innovation intéressante pour certain·e·s, il est impératif de continuer à élargir le panel des initiatives alimentaires si on veut toucher davantage de citoyen·ne·s.
  2. Deuxièmement, les innovations gagneraient à être conçues d’emblée avec une plus grande diversité de profils. De nombreux projets d’alimentation durable sont portés par des groupes assez homogènes (le plus souvent universitaires) qui tentent ensuite de s’ouvrir à d’autres. Si on revient sur le cas de BEES coop, il est évident que le magasin et le modèle participatif seraient très différents s’ils avaient été co-conçus dès le départ avec des habitant·e·s du quartier.
  3. Enfin, last but not least, une majorité d’innovations alimentaires portent sur la production et la distribution. Or, la question de la préparation des repas, en aval, est cruciale. On ne mange pas de légumes frais, de légumineuses, de produits en vrac, etc. si on ne cuisine pas. En effet, la recherche a aussi mis en évidence l’impact des rythmes de vie, de la perte de savoir-faire, de l’isolement, des logements exigus et mal équipés, etc. qui conduisent à toujours davantage de plats préparés et de consommation hors domicile.

Sur base de ces constats, un noyau de l’équipe Falcoop a cherché à concevoir une innovation qui permettrait de soutenir et valoriser la préparation de repas pour le quotidien. Une recherche documentaire a rapidement dévoilé que des cuisines collectives existaient dans plusieurs régions du monde – Pérou, Mali, Australie, Grande-Bretagne – , et surtout au Québec, qui compte plus de 1400 groupes de Cuisines collectives [7]. Un voyage d’étude à Montréal [8] a permis à un groupe de Bruxelloi·se·s de valider l’intérêt du modèle et de ramener quelques idées concrètes [9]. Fin 2019, les Cuisines de quartier[[Voir www.cuisinesdequartier.be] ont été officiellement lancées à Bruxelles.

Cette innovation, comprenant déjà deux cuisines de quartier, a été conçue en miroir des enseignements de la recherche Falcoop, et semble prometteuses à plusieurs niveaux :

  1. Tout d’abord, elle permet de lever plusieurs difficultés évoquées ci-dessus (isolement, manque de savoir-faire et/ou d’équipement, méconnaissance des produits locaux, etc.).
  2. Ensuite, elle n’impose pas de modèle alimentaire. Chaque groupe est entièrement libre de choisir les recettes qu’il prépare et ses sources d’approvisionnement.
  3. D’autre part, si les participant·e·s s’engagent à payer les portions qu’il·elle·s emmènent, la mutualisation de bons plans tels que les fins de marché, récupération de surplus ou d’invendus permet d’atteindre un prix par portion très intéressant.
  4. Quatrièmement, l’initiative touche potentiellement une part importante des prises alimentaires puisqu’elle peut concerner plusieurs repas de la semaine et touche également les autres membres du ménage des participant·e·s.

Au Québec, les groupes de Cuisines collectives cuisinent près d’1,5 million de portions alimentaires chaque année. Enfin, le dispositif présente de nombreuses plus-values sociales : convivialité, sortie de l’isolement, renforcement de l’autonomie et valorisation des savoir-faire de personnes qui restent souvent invisibles dans notre société.

Alors, bien sûr, cette innovation ne comblera pas tous les besoins et les carences alimentaires qui ne cessent de s’aggraver, mais espérons qu’elle amène sa pierre à l’édifice et que bien d’autres initiatives viendront encore s’ajouter.

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Notes

[1Dubuisson-Quellier S. (2009), La consommation engagée. Sciences Po, Paris. Lefin A.-L., Boulanger P.-M. (2010), Enquêtes sur les systèmes alimentaires locaux. Aperçu des résultats, Institut pour un développement durable (rapport), pp.1-31.

[2Pour en savoir plus sur le supermarché coopératif BEES coop : www.bees-coop.be

[3« Favoriser l’accès à une alimentation durable et de qualité pour un public représentatif de la diversité urbaine par l’implantation locale d’un modèle innovant de supermarché coopératif », recherche menée entre 2015 et 2018, avec le soutien d’Innoviris (appel à projets Co-create 2015).

[4Enquête (annuelle) sur le budget des ménages, Statbel.

[5La recherche a identifié quelques produits phares pour les cultures majoritaires du quartier (menthe et coriandre fraiches, semoule, etc.) et BEES coop les a introduits dans son offre.

[6Pour une présentation détaillée des résultats de la recherche Falcoop, voir le webdocumentaire « Tous à la même enseigne ? » www.falcoop.ulb.be

[7Voir Regroupement des Cuisines collectives du Québec : www.rccq.org

[8Financé par Innoviris en 2018