Alimentation et inégalités sociales de santé : l’accès à une alimentation de qualité en question.
L’alimentation est un déterminant majeur de la santé fortement marqué du sceau des inégalités sociales. Les populations défavorisées sont les candidates toutes trouvées au surpoids, à l’obésité et aux maladies dites de société qui y sont liées. Comment en est-on arrivé là ? Loin de se résumer aux seuls aspects financiers et de niveau d’instruction, les facteurs qui déterminent l’accès à une alimentation de qualité sont multiples et variés.
- L’accessibilité financière et matérielle
- L’accessibilité pratique
- L’accessibilité via l’information
- L’accessibilité sociale et culturelle
- Lutter contre les inégalités sociales
Téléchargez cet article en PDF
Tout le monde connait les messages nutritionnels tels que « mangez cinq fruits et légumes par jour » ou bien « évitez de manger trop gras, trop sucré, trop salé ». C’est un fait, pour être en bonne santé, il faut manger de manière saine et équilibrée. Une mauvaise alimentation est responsable de nombreuses maladies : maladies cardiovasculaires, hypertension, diabète, obésité ou encore certains cancers.
Or, force est de constater que peu de Belges parviennent à suivre ces repères de santé. Nous assistons entre autres à une progression continue de l’obésité en Belgique. Selon les chiffres de la dernière enquête de santé publique, le taux d’obésité en Belgique est passé de 11 % à 16 % entre 1997 et 2018, celui du surpoids de 41 à 49 % [1]. L’OMS prévoit quant à elle que 20 % des belges souffriront d’obésité en 2030 [2].
Les chiffres de l’obésité mettent en évidence un gradient social. Le surpoids et l’obésité sont tous les deux associés au niveau d’instruction : les personnes peu instruites sont plus à risque.
Par exemple, dans le groupe le moins scolarisé [3], près de deux adultes sur trois (61,8 %) sont en surpoids et plus du cinquième (21,8 %) souffrent d’obésité [4]. Les populations fragilisées sur le plan socio-économique sont donc les candidates toutes trouvées au surpoids, à l’obésité et aux maladies dites de société qui y sont liées.
Les sociétés les plus inégalitaires sur le plan socio-économique sont celles qui présentent les plus hauts taux d’obésité comme l’a démontré R. Wilkinson dans son ouvrage « Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous » [5]. On voit donc l’influence de la pauvreté sur les chances que l’on a de souffrir d’obésité ou pas (et bien d’autres aspects de la santé). Le creusement des inégalités sociales en cours et la crise économique post Covid-19 qui s’annonce ont de quoi inquiéter.
Cet article passe en revue quelques-uns des nombreux facteurs qui influencent l’accès à une alimentation de qualité et qui sont donc autant de paramètres sur lesquels il est nécessaire d’agir. Précisons d’emblée que par « qualité », nous entendons une alimentation saine et équilibrée certes, mais également une alimentation respectueuse de l’environnement, des producteur·rice·s, du bien-être animal et qui est bonne également pour nos sens.
L’accessibilité financière et matérielle
Pour reprendre les mots de l’ancien rapporteur à l’ONU sur le droit à l’alimentation, Olivier De Schutter, nous vivons dans un système alimentaire que nous pouvons qualifier de « low cost ». Dans ce système, les aliments ultra-transformés à forte densité énergétique (gras/salés, gras/ sucrés) sont ceux qui coûtent le moins cher. Résultat, les populations les plus pauvres achètent pour un faible coût des aliments de mauvaise qualité nutritionnelle et à forte densité énergétique. Ces aliments favorisent à la fois les carences en vitamines et minéraux, et l’obésité. D’autres marqueurs de ces inégalités existent comme la consommation de fruits et légumes, de poisson ou de produits bio.
On comprend vite à quel point ces inégalités sociales de consommation se muent en inégalités sociales de santé.
En fait, il n’y a pas de très grands écarts de la part relative de l’alimentaire dans le budget total selon les revenus. Ce que l’on observe, c’est un changement qualitatif de nourriture qu’entraîne une hausse de revenus.
Face au coût du logement, de l’énergie ou de la mobilité, les ménages défavorisés doivent faire un arbitrage au niveau de leurs dépenses, et cet arbitrage se fait souvent en défaveur de l’alimentation. Notons que la qualité du logement et son équipement, en lien avec les revenus, impactent également les habitudes culinaires (présence ou non d’une cuisine, d’un frigo, d’un congélateur, etc.).
L’accessibilité pratique
Pouvoir accéder à une alimentation de qualité suppose évidemment qu’elle soit disponible, or nous ne faisons que choisir parmi une enveloppe de choix possibles de l’offre alimentaire.
Si en Belgique on ne peut sans doute pas parler de véritable désert alimentaire, il est clair que des « ghettos alimentaires » existent, c’est-à-dire des quartiers qui n’offrent que peu ou pas d’alternative aux produits agroindustriels. Les personnes qui habitent ces quartiers, particulièrement si elles ont une faible mobilité, n’ont pas d’autre choix que de se tourner vers ces denrées. Et que dire du nombre croissant de ménages qui dépendent de l’aide alimentaire dont la qualité nutritionnelle laisse bien souvent à désirer, sans parler de l’absence de critère de durabilité.
L’accessibilité via l’information
Le niveau d’éducation formelle et informelle est un facteur déterminant dans la compréhension des informations et des enjeux liés à l’alimentation. La multiplicité des messages, parfois contradictoires et provenant de sources diverses, ne facilite pas cette compréhension. Une information de qualité, c’est-à-dire juste, claire et compréhensible par tou·te·s, est nécessaire à l’adoption d’habitudes alimentaires saines et durables.
Revenus, éducation, information : voici les trois facteurs influençant les comportements alimentaires les plus souvent mis en avant. Ils ne suffisent cependant pas à tout expliquer, comme le montre par exemple la consommation de fruits et légumes.
Ces denrées sont disponibles en quantités suffisantes, elles sont accessibles financièrement et tout le monde connaît le message « Il faut manger cinq fruits et légumes par jour ». Or il se traduit rarement dans les pratiques.
Il ne suffit donc pas d’augmenter les revenus ou de baisser les prix, ou encore « d’éduquer » pour modifier les choix alimentaires : il existe des freins socio-culturels qu’il convient de déconstruire.
L’accessibilité sociale et culturelle
Les habitudes familiales, la culture et le milieu social d’origine guident les comportements alimentaires. En effet, ils ne résultent pas uniquement des choix et styles de vie personnels, mais également des influences sociales et communautaires.
Les habitudes naissent souvent en famille, et évoluent plus tard par des influences diverses comme celles d’un·e conjoint·e, des pairs, des médias, etc.
L’appartenance à un milieu social et à une culture précise induit donc certaines pratiques alimentaires spécifiques (cuisine, normes de santé ou de corpulence, …). Par ailleurs, les conditions d’existence et de travail influencent largement le rythme de vie et le temps disponible, notamment pour faire les courses et cuisiner. À ce titre, les plats préparés constituent l’une des réponses de l’industrie alimentaire parfaitement adaptée.
Le travail des femmes, l’explosion de l’offre de nouveaux produits et services, la recherche du plaisir immédiat des “grignoteur·euse·s nomades et pressé·e·s” et l’autonomisation alimentaire des individus (à chacun ses rythmes et ses goûts) ont contribué à la déstructuration des repas (régularité, temps consacré, plats “prêt à manger”).
Concernant le rôle de l’appartenance sociale sur les pratiques alimentaires, une équipe de chercheurs en sociologie de l’INRA a mené des travaux très intéressants sur la diffusion des normes alimentaires et de corpulence [6]. Ils ont identifié quatre groupes sociaux correspondant à quatre formes de réception de ces normes :
- les catégories supérieures, qui diffusent et s’approprient facilement les normes ;
- les catégories intermédiaires intégrées et modestes en ascension, qui manifestent une forme d’hyper adhésion et de bonne volonté de s’y conformer ;
- les catégories modestes et populaires, qui adoptent une posture critique ;
- et enfin les personnes en situation de précarité, qui se caractérisent par une indifférence aux normes.
Cette approche démontre bien que la consommation alimentaire constitue un espace où se forgent et se lisent les goûts et l’identité de classe. Les goûts, qui sont socialement construits, les styles de vie et les représentations collectives jouent un rôle déterminant dans la diffusion des normes en matière d’alimentation.
Ainsi, les choix alimentaires peuvent être guidés par un souci d’intégration sociale au sein de son groupe, ou bien au sein du groupe auquel on voudrait appartenir. Les différences de représentations du lien entre alimentation et santé, de repères normatifs en matière de corpulence et de significations de l’acte de prendre soin de son corps expliquent également ces différences d’appropriation des normes de santé.
La réaction critique des catégories modestes s’explique entre autres par le fait que consommer des produits industriels est vu comme une preuve d’une participation à la société de consommation dont elles sont exclues sous bien des aspects. C’est également l’expression du refus d’un surcroît de contraintes et d’une forme de liberté du point de vue de la contrainte morale, économique et sociale.
On comprend à quel point les normes nutritionnelles peuvent se heurter aux appartenances sociales. Les recommandations qui ne tiendraient pas compte des systèmes de valeurs, des goûts et des styles de vie sont inefficaces et, pire, risqueraient d’augmenter un peu plus encore les inégalités sociales de santé.
Lutter contre les inégalités sociales
Les déterminants de l’accès à une alimentation de qualité pour tou·te·s sont nombreux et variés et sont autant de paramètres sur lesquels il faut agir. Il apparaît donc que lutter contre la malbouffe, l’obésité et les maladies associées, loin de se résumer aux seuls aspects financiers et d’éducation, passe inévitablement par l’émancipation sociale. Une approche transversale et globale de l’alimentation et de la lutte contre les inégalités sociales est indispensable.
La crise du Covid-19 rappelle la nécessité de relocaliser notre alimentation, non seulement pour que notre système alimentaire soit plus respectueux des producteur·rice·s, des mangeur·euse·s et de l’environnement, mais aussi pour qu’il soit plus résilient face aux chocs systémiques (pandémies, crises économiques, changements climatiques).
Il y a des raisons d’espérer que les lignes bougent, que l’offre s’améliore. Le confinement, pour sa part, a amené de nombreuses personnes à cuisiner plus ou à faire leurs achats en circuits courts. Les personnes ayant une faible mobilité (limitations physiques, absence de moyens de locomotion), vivant dans un quartier mal équipé ou dans un logement mal équipé ont à l’inverse pu se retrouver enclavées dans leur « ghetto alimentaire ».
Les inquiétudes sont évidemment grandes au regard de la crise économique qui s’annonce. Quel va en être l’impact sur tous ces déterminants sociaux de l’accès à une alimentation de qualité ? Les futures politiques publiques touchant de près ou de loin à l’alimentation devront s’en préoccuper et garder à l’esprit que l’égalité est bonne pour la santé.