PARTIE 2 : ENJEUX EN BELGIQUE

Une crise sanitaire qui souligne les tensions sociales : le cas de l’Aide alimentaire en Belgique

Par Romane Quintin, étudiante à Gembloux Agro Bio-Tech, membre d’ISF-Agrista, volontaire aux Restos du Cœur.

Dans cet article, une étudiante en sciences agronomiques effectuant son mémoire de fin d’étude sur l’aide alimentaire nous apporte un témoignage de son vécu durant la crise sanitaire et analyse, de manière plus générale, les enjeux et questionnements qui traversent le secteur. Comment passer de l’aide alimentaire au droit à une alimentation adéquate pour tou·te·s ?

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L’aide alimentaire, c’est quoi ?

Resto du Cœur. Gembloux. Habituellement les Restos du Cœur délivrent des repas deux fois par semaine mais depuis le début de la crise, il a été décidé, avec tou·te·s les acteur·rice·s sociaux·les de la commune, de changer leur activité afin d’aider le plus grand nombre de personnes, malgré le virus.

Aide alimentaire

Il est 9h30, les bénévoles et les travailleur·euse·s se réunissent. Cette semaine, c’est “la grosse semaine” comme il·elle·s disent, mais l’ambiance est bonne. Ce matin, c’est plus d’une centaine de colis qui vont être préparés. Les bénévoles et travailleur·euse·s viennent de toutes parts : la commune, le CPAS, la Croix-Rouge Durant de cette longue matinée plusieurs tâches sont prévues : ranger et compter tous les arrivages d’invendus ; trier ce qui est encore bon à donner ; distribuer les invendus en prenant en compte le nombre de personnes par ménages et, si possible, les régimes alimentaires. Ces dizaines de colis sont ensuite distribués dans Gembloux et ses alentours. Les bénéficiaires, une fois la camionnette devant chez eux·elles, sont appelé·e·s pour ouvrir la porte. I·Elle·s prennent rapidement le colis avant de refermer la porte, souvent avec un merci. Pendant ce temps, au centre de préparation des colis, on fait l’inventaire, on nettoie, on désinfecte. Comme toujours les mêmes questions logistiques se posent : “où est-ce qu’on va stocker les aliments ?”, “le congélateur là-bas est-il déjà plein ?”. Une course après la date de péremption, après l’espace de stockage.

Si ce type de scène n’est pas connu, c’est parce que ce secteur semble invisible pour la plupart des personnes qui n’ont pas poussé les portes des lieux de l’aide alimentaire. On ne voit jamais de grandes insignes “Colis Alimentaire” sur les devantures. La discrétion est de mise pour ces institutions qui ne veulent pas stigmatiser leur public. Il est difficile de mesurer le nombre de personnes utilisant cette aide. Les structures n’ont souvent pas le temps ou l’énergie de mettre en place un recensement des bénéficiaires. En Belgique c’est toutefois 450.000 personnes que l’on estime avoir recours à l’aide alimentaire [1].
Or, cette estimation ne prend pas en compte toutes les personnes vivant dans la précarité alimentaire [2].

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L’aide alimentaire c’est aussi un secteur qui se base essentiellement sur le milieu associatif et le bénévolat. A Bruxelles, en 2016, 71 % des personnes investies dans l’aide alimentaire étaient volontaires, et le secteur associatif représentait un peu plus de 80 % des structures (le reste correspondant généralement aux CPAS) [3].

Les structures de l’aide alimentaire sont composés de : colis alimentaires (60,6 %), restaurants sociaux (20,2 %) et épiceries sociales (19,2 %). Il en existe d’autres formes comme les frigos solidaires ou encore les jardins collectifs mais cela représente une part plus anecdotique de l’aide alimentaire. Chaque structure possède son propre mode de fonctionnement : les repas dans les restaurants sociaux peuvent être accompagnés d’un rendez-vous avec un·e assistant·e social·e ou par des activités socio-culturelles ; les colis peuvent être préparés à l’avance ou avec les bénéficiaires sur place ; certains demande une cotisation symbolique pour sortir de la gratuité, qui peut être perçue comme stigmatisante.

Les épiceries sociales sont relativement nouvelles dans le paysage de l’aide alimentaire. Elles visent à reproduire un schéma de distribution plus classique. La différence réside dans le fait que les produits y sont 50 à 70 % moins chers que dans le commerce, grâce à l’apport financier des associations partenaires et/ou des CPAS. Un budget mensuel ou hebdomadaire est alors alloué aux usager·ère·s [4]. Ces budgets sont définis suite à une enquête sociale prenant en compte la structure du ménage (le nombre d’enfants par exemple).

La diversité au sein du secteur est grande et les méthodes et objectifs peuvent diverger. Mais l’objectif premier est souvent d’utiliser l’alimentation comme porte d’entrée pour se reconnecter aux autres, à la société et amorcer un travail social plus global.

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Qui approvisionne le secteur ?

Avant de pouvoir se retrouver dans un magasin, autour d’un colis ou d’un plat, il faut s’approvisionner. C’est un des plus gros challenges pour l’aide alimentaire. Il faut pouvoir proposer une offre alimentaire régulière, suffisante et nutritionnellement adéquate. Les structures de l’aide alimentaire s’approvisionnent de différentes manières : par des dons qu’elles reçoivent, par des achats avec leur budget propre, et par un approvisionnement via les banques alimentaires et le Fonds européen d’aide aux plus démunis (FEAD).

Figure 1. Source d’approvisionnement des structures de l’aide alimentaire dans la région de Bruxelles-Capitale en 2016 [5].

Les Banques Alimentaires constituent un acteur important dans le paysage de l’aide alimentaire. Il existe 9 Banques Alimentaires en Belgique, auxquelles environ 620 associations sont affiliées [6]. Elles jouent le rôle de plateformes logistiques. Elles s’occupent notamment de récupérer des invendus au niveau de la grande distribution et des industries agroalimentaires ou encore les surplus agricoles. Leur rôle est ensuite de stocker, étiqueter et redistribuer toutes ces denrées dans les différentes associations affiliées. La Fédération Belge des Banques Alimentaires affiche clairement sa volonté de lutter à la fois contre la pauvreté et le gaspillage alimentaire. Si ce deuxième objectif est louable, l’utilisation d’invendus par le secteur de l’aide alimentaire soulève toutefois de plus en plus de questions.

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Aide alimentaire

Certes cela représente une source d’approvisionnement importante et peu chère, mais cela questionne à la fois la dignité des personnes bénéficiaires et la durabilité de notre système alimentaire. On peut y voir une hiérarchisation dans la manière d’aborder l’alimentation des personnes dites “normales” et celle des individu.e.s en situation de précarité [7]. Comme le mentionnait dans une interview la Secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté, Christine Mahy : « le développement exponentiel de ce système de récupération de vivres n’est-il pas en train d’institutionnaliser un circuit parallèle d’accès conditionné à l’alimentation pour pauvres à partir des déchets des riches et des surplus de la production agroalimentaire et industrielle ? » [8].

La FEAD est une autre source majeure d’approvisionnement pour le secteur. Le fonctionnement est simple : ce fond européen alloue à chaque Etat membre une enveloppe budgétaire pour mettre en place une aide aux individu·e·s sous le seuil de pauvreté. Jusqu’à présent la Belgique utilise cette enveloppe essentiellement pour acheter des denrées pour l’aide alimentaire. L’approvisionnement se fait via un marché public sur base d’une liste de produits prédéfinis.

Figure 2. Liste des produits fournis par la FEAD en 2018 [9].

Le manque de diversité ainsi que la qualité de ces produits sont souvent dénoncées par les associations de l’aide alimentaire (produits industriels ultra-transformés et de faible qualité nutritionnelle). Face à ces critiques, certains changements ont été introduits en 2018 : le nombre de produits a été augmenté de 14 à 20 et certains critères de qualité ont été ajoutés. Mais nous sommes encore loin du cercle vertueux que certain·e·s voudraient créer entre aide alimentaire et alimentation locale et durable, par exemple en favorisant un approvisionnement de l’aide alimentaire auprès de paysans locaux.

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L’importance des aspects culturels et identitaires

Je rencontre le responsable d’un restaurant social resté ouvert pendant la crise du Covid-19. Grâce au gonflement d’un subside pour l’hébergement de jour pour les sans-abris, il me dit que le restaurant a pu faire plus d’achats pendant la crise. Il souhaite continuer à effectuer des achats dans le futur. Il dénonce le fait que la surproduction soit banalisée aujourd’hui. Selon lui, la récupération d’invendus ne permet pas un accueil digne et ne remet pas en cause la surproduction alimentaire. Il me raconte, désabusé, ces moments où il·elle·s reçoivent des produits à J-1 de la date de péremption, voire pourris, et qu’ il·elle·s se voient obligés de composer pour éviter un maximum de jeter. Il me parle du travail merveilleux que le cuisiner effectue chaque jour. Il me parle de son impossibilité à prévoir les menus qu’il aimerait pouvoir annoncer à l’avance à son public et de la difficulté à prendre en compte les différents régimes alimentaires.

Aide alimentaire

Il est également nécessaire que l’aide alimentaire respecte la dimension culturelle et les préférences individuelles de chacun·e. En effet, le repas est un moment où on marque son appartenance à une culture, ou à une classe socio-économique par la réplication d’habitudes alimentaires. L’alimentation participe ainsi à la construction identitaire. La figure 3, tirée du travail de Guillorel-Obregon en 2018 sur l’accessibilité alimentaire dans la ville de Rennes, représente la pluralité des facteurs qui influencent les comportements alimentaires [10]. On observe qu’un cercle vicieux peut rapidement s’instaurer entre la précarité et les comportements alimentaires. En effet, certaines habitudes alimentaires (générées notamment par un contexte précaire) installent l’insécurité chez les individu·e·s. Cette insécurité empêche les personnes de se projeter. Or, sans perspective du futur, comment se relever ? La peur de ne pas savoir se nourrir convenablement impacte également la santé mentale des personnes concernées, pour lesquelles les repas deviennent plus une source d’angoisse et de stress qu’un moment de partage [11].

Cela impacterait également les équilibres familiaux comme le montre ce témoignage d’une militante d’ATD Quart Monde : “Le mal manger, c’est quand on n’a pas de plaisir à se mettre ensemble… C’est trop dur dans les regards. Quand on a des problèmes, on s’engueule, on se fuit, on se regarde par en dessous et on n’a pas envie de se mettre à table ensemble pour constater qu’on n’a pas les moyens de manger. [12]” (Marie-France Zimmer, France)

Figure 3. Les grands déterminants du comportement alimentaire [13].

Quel est l’impact du covid-19 ?

De nombreuses associations d’aide alimentaire ont dû fermer suite au confinement. Les structures professionnelles semblent avoir mieux pu continuer leur activité que les autres. Un constat qui paraît évident quand on se rappelle que le secteur dépend majoritairement de bénévoles et que ces dernier·ière·s sont souvent relativement âgé·e·s.

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Conséquence directe de la diminution de l’offre, les demandes auprès les structures restées ouvertes ont augmenté, notamment pour les colis alimentaires. Ceux-ci ont donc dû également adapter leur mode de distribution aux nouvelles normes sanitaires. Certains ont pu opter pour la livraison à domicile, d’autres ont donné des rendez-vous fixes. Au niveau des épiceries sociales, la plupart ont également pu continuer leur activité auprès de leurs usager·ère·s. La difficulté s’est située en début de crise au niveau de l’approvisionnement de certaines denrées élémentaires, comme la farine ou les pâtes. La vague d’achat frénétique en début de confinement s’est répercutée sur les produits disponibles dans ces magasins sociaux.

Au contraire, seule un faible part des restaurants sociaux a été en mesure de maintenir leurs activités pendant le confinement, étant assimilés au secteur de l’HORECA. Leurs activités se sont recentrées sur la livraison à domicile ou la distribution de repas à emporter. Or, si ces structures permettent l’accès à un plat à faible prix, leur rôle se situe avant tout dans le lien social qu’elles apportent. Dans les restaurants sociaux, le repas est plus souvent une porte d’entrée pour amorcer un accompagnement social. Cette dimension a été balayée au profit d’un soutien plus matériel, impactant clairement les conditions de vie de certain·e·s individu·e·s.

Alors que maintenir l’activité a pu se révéler anxiogène pour les structures d’aide alimentaire, l’importance de leur rôle sociétal a été mise en évidence dans le contexte du confinement et de la crise économique et sociale qui en découle.

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Vers une aide alimentaire durable ?

Nous sommes donc face à des enjeux de taille. Comment rendre l’alimentation plus accessible aux personnes en situation de précarité et de pauvreté tout en respectant leur préférence alimentaire et leur dignité ? À cela s’ajoute des problématiques liées aux droits des agriculteur·rice·s, au dérèglement climatique et à la nécessité de consommer plus durablement.

On voit émerger de nombreuses initiatives autour de l’alimentation durable, comme les mouvements en faveur de l’agriculture paysanne et des circuits courts. Ces initiatives sont des sources d’inspiration pour que les populations investies reprennent en main leur souveraineté alimentaire [14]. Malheureusement elles restent souvent, malgré leur volonté, des espaces où la mixité sociale peine à être atteinte [15]. Les réalités quotidiennes que peuvent vivre les personnes sur un même territoire sont parfois trop éloignées pour que le lien puisse se créer au sein de réseaux alimentaires alternatifs.

Au final, il apparaît que la lutte contre l’insécurité alimentaire passe nécessairement par une lutte efficace contre la pauvreté (notamment par le relèvement des bas salaires et des minimas sociaux) et par une transformation globale, durable et inclusive, de l’ensemble de notre système alimentaire. Cette transition devrait passer par une inscription du droit à l’alimentation dans notre constitution et par des initiatives ambitieuses comme la création d’une Sécurité Sociale de l’Alimentation [16] .

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