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PARTIE 3: PERSPECTIVES INTERNATIONALES

La médicalisation de la faim : l’UNICEF, le Plumpy’nut et le marché des compléments alimentaires

Par Jasper Thys, chargé de mission chez Viva Salud

Alors que la faim dans le monde augmente de jour en jour, l’UNICEF et l’industrie alimentaire présentent les aliments thérapeutiques prêts à l’emploi (ATPE) comme la panacée au problème. Or, sur un plan structurel, ceux-ci ne changent malheureusement pas grand-chose.

-* Augmentation de la faim

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Augmentation de la faim

Un rapport de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture révèle qu’au niveau mondial, la faim augmente. Selon les estimations, en 2019, le nombre de personnes sous-alimentées dans le monde était de 690 millions [1]. Cela signifie que 8,9 % de la population mondiale souffre de faim chronique. La crise COVID-19 va très probablement exacerber cette tendance : non seulement au niveau de la faim chronique, mais aussi des cas de malnutrition aiguë sévère. Selon certains, le nombre de personnes souffrant de malnutrition aiguë pourrait doubler pour atteindre 265 millions d’ici à la fin de 2020 [2].

Les populations les plus vulnérables, et les enfants en particulier, risquent de devenir les principales victimes. Déjà avant le début de la crise, le nombre d’enfants sous-alimentés, à la fois en raison d’un stunting (retard de croissance) et d’un wasting (poids insuffisant pour l’âge), était proche de 200 millions. C’est plus d’un sur cinq. Ce chiffre représente une amélioration par rapport au passé récent, mais il y a de fortes chances que l’impact de la pandémie annule ce progrès.

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Les ATPE, la panacée au problème …

Pour enrayer cette tendance inquiétante, l’UNICEF et le Programme alimentaire mondial ont lancé début avril un plan visant à intensifier les efforts de lutte contre la malnutrition des enfants [3]. Un élément majeur du plan est l’utilisation de lait thérapeutique, de micronutriments et d’aliments thérapeutiques prêts à l’emploi (ATPE) [4].

Les ATPE sont des compléments alimentaires riches en énergie avec des minéraux et des vitamines ajoutés qui sont recommandés en cas de formes graves et aiguës de faim. Ils sont généralement utilisés pour une période de 6 à 8 semaines et sont très efficaces pour traverser la phase aiguë de malnutrition lors d’une situation d’urgence humanitaire telle qu’un conflit ou une sécheresse prolongée.

Les ATPE sont distribués avec diligence depuis plusieurs années par l’UNICEF, le Programme alimentaire mondial et d’autres ONG internationales telles que Médecins sans frontières (MSF). Le Plumpy’Nut®, une marque brevetée, est particulièrement populaire. Le Plumpy’Nut a été co-développé dans les années 1990 par le pédiatre français André Briend, qui le qualifie dans ses interviews de « Nutella pour les pauvres ». Peu de temps après, il a vendu le savoir-faire à la société française Nutriset, qui détient toujours les droits de propriété intellectuelle à ce jour.

Lorsque, après la famine au Niger en 2005, il s’est avéré que 90 % des enfants souffrant de malnutrition aiguë se sont rétablis complètement suite à l’utilisation de Plumpy’Nut, l’Organisation mondiale de la santé et l’UNICEF ont qualifié ce produit de meilleur traitement contre la malnutrition aiguë chez les enfants âgés de 6 mois à 2 ans. Le New York Times a publié un article intitulé « Could A Peanut Paste Called Plumpy’Nut End Malnutrition ? » [5]. Les bénéfices de Nutriset ont explosé – la société a multiplié par douze son chiffre d’affaires entre 2017 en 2005 – et l’UNICEF est devenu le plus gros client de la société.

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… ou un produit controversé ?

Sa popularité grandissant, la controverse autour de Plumpy’Nut s’est accrue. Par exemple, le brevet de Nutriset a longtemps empêché de nombreux pays de développer leurs propres produits à base d’ingrédients locaux. En effet, le brevet ne portait pas seulement sur le produit spécifique, mais également pour toute une série de préparations dérivées. Quiconque voulait fabriquer un produit similaire était obligé de suivre la même recette, même si les ingrédients s’avéraient trop chers et non disponibles localement. Face à ce dilemme éthique, Nutriset a étendu l’accès au brevet, mais seulement pour les entreprises de 26 pays à faibles et moyens revenus [6].

Plus de la moitié des pays du continent africain ne sont pas encore autorisés à développer leur propre version du produit en raison du brevet [7].

De plus, le chiffre d’affaires de Nutriset n’a pas diminué depuis l’extension du brevet. Et, bien qu’il existe maintenant d’autres fournisseurs d’ATPE, les ventes de Nutriset à l’UNICEF continuent d’augmenter. Jusqu’en 2007, Nutriset était le seul fournisseur d’ATPE de l’UNICEF. Un contrat vital pour l’entreprise si l’on sait que l’UNICEF est responsable de 80 % de la demande mondiale d’ATPE.

Depuis l’extension du brevet et suite à l’augmentation du nombre de cas de faim aiguë, l’UNICEF travaille à la recherche de fournisseurs alternatifs. Par ailleurs, l’UNICEF s’approvisionne en ATPE auprès de 21 fournisseurs différents, dont 17 sont situés dans des pays où le niveau de malnutrition est élevé. Toutefois, ce changement n’a pas eu d’impact sur les ventes de Nutriset.

Parallèlement, le volume annuel total d’ATPE acheté mondialement par l’UNICEF a augmenté de façon explosive depuis 2007. La part de Nutriset, venant d’Europe, a par conséquent également augmenté : entre 2007 et 2018, les ventes de Nutriset à l’UNICEF ont triplé [8].

En 2009, le gouvernement indien a renvoyé une cargaison complète de Plumpy’Nut, que l’UNICEF voulait donner aux enfants à l’insu des ministères compétents du pays.

En réponse à un journal indien, un fonctionnaire du ministère de la santé a mis le doigt là où ça fait mal, en déclarant que :« les ATPE sont utilisés dans des pays africains déchirés par la guerre. Nous ne sommes pas d’accord avec cette stratégie quand il existe d’autres alternatives bon marché dans le pays lui-même » [9].

Ainsi, l’une des préoccupations soulevées autour de la distribution enthousiaste de Plumpy’Nut est que la production et la distribution centralisées d’ATPE menacent de perturber une approche locale et créent ainsi une situation qu’elle prétend combattre.

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Un débouché gigantesque

L’exemple indien n’est pas un cas isolé, au contraire, et il illustre bien la façon dont tant les grandes organisations internationales que les acteurs commerciaux définissent la faim. Plutôt que de voir la malnutrition comme une conséquence de la faim chronique, ils la réduisent à une carence en vitamines et minéraux qui peut être corrigée par de petites quantités de nutriments supplémentaires. Les racines socio-économiques et politiques complexes de la faim sont complètement ignorées.

En présentant leurs compléments alimentaires comme une solution rapide au problème de la malnutrition dans le monde, les entreprises de l’industrie alimentaire espèrent s’approprier l’immense marché des 690 millions de personnes souffrant chroniquement de la faim dans le monde.

Bien que les ATPE tels que le Plumpy’Nut ne servent qu’à combler une phase aiguë de malnutrition, l’industrie alimentaire fait la promotion de ces produits depuis des années comme la panacée contre toutes les formes de faim, y compris la faim chronique. Par exemple, la Global Alliance for Improved Nutrition (GAIN), qui est une alliance de partenaires tels qu’Unilever et Danone, fait activement pression sur les gouvernements pour intégrer l’utilisation de compléments nutritionnels dans les politiques nationales de nutrition. Ils occultent délibérément les différences entre les formes aiguës et chroniques de la faim, et ils font de la faim un problème médical qui peut être surmonté grâce à des interventions techniques. [10]

MSF et le Programme alimentaire mondial ont déjà utilisé Plumpy’Nut pour combattre d’autres formes de faim que la malnutrition aiguë. L’UNICEF a également accordé à GAIN une place importante dans son processus décisionnel, malgré ses liens évidents avec le secteur privé. L’UNICEF a été très fier d’annoncer le lancement de GAIN sur son site web, déclarant que l’alliance « travaillera sur des initiatives d’enrichissement alimentaire qui présentent un bon rapport coût/efficacité et qui promettent d’améliorer la santé et la productivité des pays les plus pauvres » [11].

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Pas une solution durable

La tendance à médicaliser la faim et à se concentrer sur des recettes toutes faites n’est en aucun cas une solution durable. Entre 2001 et 2005, l’UNICEF a mis en œuvre un programme de lutte contre la malnutrition infantile dans 11 pays d’Afrique de l’Ouest. Toutefois, l’évaluation n’a pas pu révéler de différence visible entre les zones où l’UNICEF a été active et celles où l’organisation n’est pas intervenue. Au contraire, dans plusieurs zones d’intervention, la situation socio-économique générale s’est même aggravée et l’insécurité alimentaire s’est accrue.

Le rapport d’évaluation s’est principalement interrogé sur la définition des priorités du programme. Par exemple, l’allaitement maternel a été davantage encouragé dans les régions où l’UNICEF n’a pas été active que dans celles où l’organisation travaillait. Et ce malgré les preuves scientifiques incontestables des avantages énormes de l’allaitement maternel dans les premières étapes de la vie de l’enfant. En guise de conclusion, le rapport d’évaluation a recommandé que toutes les données disponibles sur les causes et les facteurs de la mortalité infantile soient prises en compte lors de la conception des programmes. [12]

Des produits tels que le Plumpy’Nut sont utiles dans les situations d’extrême urgence, mais ne sont pas la panacée pour éradiquer la faim dans le monde. 37 euros par mois, c’est peu pour sauver un enfant de la mort, mais beaucoup pour pousser des millions de personnes dans une relation de dépendance qui ne change pas structurellement la situation. Imaginez que les 690 millions de personnes souffrant de faim chronique soient mises au régime Plumpy’Nut pour un coût de 444 euros par an. [13] Soit un coût annuel de 306 milliards d’euros, une somme absurdement élevée qui contraste nettement avec les efforts nécessaires pour s’attaquer aux causes profondes de la faim dans le monde.

Au contraire, c’est l’accès aux stocks alimentaires déjà existants qui doit être assuré. Il faut freiner la hausse des prix des denrées alimentaires, limiter le commerce des denrées alimentaires à des fins spéculatives, soutenir les petit·e·s agriculteur·rice·s, qui représentent une grande partie de la population sous-alimentée, et abandonner les cash crops (cultures commerciales à grande échelle) pour se consacrer aux food crops (cultures vivrières). Celles-ci peuvent fournir aux familles une alimentation suffisante et équilibrée. En bref, il faut une politique qui s’attaque aux causes structurelles de la malnutrition et qui place la justice sociale et le droit à l’alimentation au cœur de ses préoccupations.

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