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PARTIE 2 : ENJEUX EN BELGIQUE

Nourrir les pauvres avec les déchets du système capitaliste

Par Anne Leclercq, animatrice en réduction des inégalités et lutte contre la pauvreté au Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté (RWLP).

Si c’était moi qui était dans la dèche au point de devoir aller chercher des colis, je crois que je n’irais pas. Je sais qu’il vient un moment où on a plus d’issue, on n’a plus de choix. C’est mieux que rien, mais quand même…

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Témoignage de J., militante au RWLP.

Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté RWLP

" Je participe, en tant que bénévole, à une structure qui distribue des colis alimentaires. J’ai pris mes distances par rapport à la distribution. Je préfère m’occuper de l’accueil où on peut être plus proche des personnes, dans un contact humain. C’est plus convivial, plus chaleureux. On y liquide une partie des aliments par les colis : ce sont les gens précarisés qui reçoivent les surplus de l’agro-industrie, ce qui est quasi périmé, ou carrément périmé.

Et pourtant, ces gens-là, ils font déjà l’effort de venir, de se lever tôt pour faire la file, ils ont été obligés de passer par le CPAS, de mettre leur vie à nu, de rendre des comptes, …

Toutes ces démarches sont déjà humiliantes. Et en plus, parfois ils sont jugés, il y a des commentaires du type « il n’y a qu’à »… En août, on distribuait encore des œufs de pâques en chocolat, des surplus d’usines aussi, via la banque alimentaire : on a eu des Tic-tac en quantité gigantesque, des chips en édition limitée qui n’avaient pas été bien vendus. Tout ce que les autres ne veulent pas. Finalement, on liquide par cette filière, vers les personnes précarisées, la surproduction, la surconsommation. Ils sont la « poubelle » de la surproduction.

Des enfants viennent avec leurs parents. Cela me désole quand je pense à l’image de la société que ces enfants reçoivent. J’ai déjà été témoin de comportements humiliants qui dégradent les gens, de la part des bénévoles. Ils ne connaissent pourtant pas la réalité des personnes qui viennent chercher les colis, la détresse humaine de ces gens.

J’ai une amie qui a refusé d’aller chercher des colis. Elle me disait refuser d’avoir une étiquette, d’être reconnue dans la petite ville qu’elle habite. Elle disait : « je ne veux pas rentrer dans ce réseau de précarité ». Ça ne devrait pas exister un réseau de précarité : quelque part, c’est du business autour de la misère, une économie parallèle… à part entière. Les gens deviennent invisibles. Ils ne sont plus considérés comme des êtres humains à part entière.

Et ça ronronne ! Ce système n’est pas remis en question… Le gouvernement se décharge de sa responsabilité. Les structures qui aident, c’est nécessaire pour l’instant car ça pallie. Mais il y a de grosses failles dans le système. La population devrait avoir accès au logement, à l’énergie, à l’alimentation. Cela devrait être accessible à tout le monde, c’est aussi une question de démocratie.

Si c’était moi qui était dans la dèche au point de devoir aller chercher des colis, je crois que je n’irais pas. Je sais qu’il vient un moment où on a plus d’issue, on n’a plus de choix. C’est mieux que rien, mais quand même…

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Quand on n’a pas assez de revenus, qu’on est contraint de faire des choix, l’alimentation, ça devient ce sur quoi on joue, ce sur quoi on va rogner. On prêche de manger sain. On est bien conscients qu’une bonne alimentation entraîne une bonne santé physique et mentale. On est mieux dans sa peau quand on mange bien et quand on mange ce qu’on veut. Ce n’est pas si évident quand on doit se serrer la ceinture. Avant, j’étais une cliente du Delhaize. Maintenant, je vais dans les discounts. J’essaye de manger sain, je cuisine beaucoup, je n’achète jamais de plats préparés. J’aimerais bien aller chez les maraîchers… Mais actuellement, en plus sans voiture, je fais comment ? Si je dois aller à un endroit puis à un autre, ça fait trop de kilomètres, ça prend du temps aussi : il faut l’avoir. On a quand même toujours tendance à regrouper ses achats, par habitude et par facilité.

On dit souvent que le BIO, c’est pour les bobos. C’est un peu vrai, c’est pour une élite, ce n’est pas accessible à tout le monde. Quand le budget est trop serré, ce n’est juste pas possible. C’est dommage, ça devrait l’être. Il faut avoir un certain niveau de revenus pour pouvoir se dire qu’on va s’organiser autrement et manger autrement. J’essaye de manger sainement, pas BIO, mais sainement. De temps en temps, je me fais un petit plaisir et j’achète un produit local. Je comprends et je trouve normal que les producteur·rice·s doivent être justement rétribués, que leurs prix ne sont pas surfaits. Aussi, je soutiens leur cause.

La grande distribution a sa part de responsabilité : elle fait la loi des prix… Repenser ça, c’est indispensable. Finalement tout le circuit de l’alimentation est pervers : les agriculteur·rice·s n’arrivent plus à vivre de leur travail, les prix sont compressés, mais au profit de quoi ? De qui ? Le·a consommateur·rice se retrouve à acheter un prix… pas de la qualité, des aliments… un prix. Et celui·celle qui ne peut pas mettre le prix, n’aura pas la qualité. Il·elle devra se contenter des discounts, des banques alimentaires, du surplus… »

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La gestion de la surproduction agricole… ou comment donner les restes et les surplus aux pauvres.

Ce témoignage a été récolté il y a déjà plusieurs mois, bien avant la crise du Covid-19. Des phrases-choc pour traduire une réalité choquante. Avec cette crise, les inégalités ont été révélées au grand public. Ce qui était invisible a été rendu visible, bien plus efficacement et rapidement que ce qu’aucune association ou ONG aurait pu faire ou n’a fait depuis des années. Cette crise et ces inégalités ont provoqué autre chose : l’explosion des demandes de colis alimentaires, ce qui va très certainement renforcer encore l’institutionnalisation de l’aide alimentaire en Belgique…

Bien sûr, il fallait répondre à l’urgence sociale, il fallait venir en aide aux personnes dans la difficulté. Mais, quand le caractère urgent renforce une réponse dans son côté structurel qui devrait n’être que temporaire, il y a de quoi se poser des questions.

Ces questions existaient auparavant, et la crise ne vient que les renforcer : quand la solution « clé sur porte » proposée – sous conditions ! – aux personnes en difficulté est de leur refiler le surplus et la surproduction d’un système agroalimentaire mondialisé, il est urgent de se demander où en est le droit à l’alimentation saine et autonome.

Il y a quelques années, un nouveau glissement s’est réalisé : sous prétexte de limiter le gaspillage, les associations peuvent venir chercher les invendus au seuil de la péremption dans les grandes surfaces, déplaçant la responsabilité de la grande distribution dans la gestion de ces invendus. Bien souvent, ce sont des bénévoles qui font ce travail. C’est donc le jackpot pour le secteur de la distribution qui pourtant est chiche sur les salaires.

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L’alimentation, variable d’ajustement d’un budget serré

Quand on est en situation de pauvreté, ce sur quoi on commence à rogner, c’est le budget alimentation. Trop souvent, les personnes sont contraintes d’acheter du pas cher… et donc pas toujours de la qualité ni de la diversité. Et pourtant, tout comme monsieur et madame Toutlemonde, les personnes en situation de pauvreté savent très bien faire la différence !

S’alimenter selon ses choix, c’est un espace de liberté, un espace de respiration. Ca relève aussi d’une certaine intimité. A., une autre militante au RWLP, me disait l’importance pour elle de s’octroyer un petit plaisir par semaine, même si c’est difficile et que ça veut dire rogner sur autre chose. Cette semaine-là, son plaisir avait pris la forme d’un sandwich garni.

Un témoignage anonyme d’une personne en perte de revenus, récolté par le RWLP pendant la crise du Covid-19 reprend ceci :

"On a carburé aux pâtes sous toutes les formes pour se nourrir. J’ai pu m’arranger avec le magasin à côté de chez moi pour qu’il me garde le pain et les légumes un peu abîmés en fin de journée. Le vendeur me les vend à moitié du prix, parfois même il me donne le pain. […] Même si on adore les pâtes, on a eu un peu dur de ne pas savoir se faire des petits plaisirs. C’est frustrant ».

Quand on est contraint de limiter ses choix à du pas cher, du consistant, peu de diversité, ça joue sur le moral. D’autant que les nombreuses injonctions, certes qui ont du sens, comme celles de manger équilibré ou de manger 5 fruits et légumes par jour, rajoutent encore un peu de pression et de stress.

N’avoir qu’un plat de pâtes avec un cube de bouillon à offrir à ses enfants, ne jamais pouvoir leur offrir une boîte de leurs céréales préférés parce que ça part trop vite par rapport au prix que cela coûte, … ça n’aide pas à se sentir en phase avec ce qui est ressenti comme « bien » par la société, ni a se sentir bien dans sa peau et dans sa vie. Se retrouver contraint d’aller demander des colis alimentaires, ce n’est pas non plus de nature à renforcer l’estime de soi.

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Et le droit à une alimentation saine dans tout ça ?

De plus en plus, on observe une dérive éducationnelle qui vise à apprendre aux personnes en difficultés comment elles devraient consommer. Bien souvent, ce public est captif, ou se sent contraint d’assister à ces formations, ou y assiste par loyauté envers son·sa travailleur·euse social·e aussi parfois. On lui apprend comment cuisiner les restes, comment faire de la diversité avec deux fois rien, … Même la grande distribution s’y met en proposant des recettes pas chères.

On dit également qu’il est mieux de préparer soi-même toute une série de choses, et c’est sans doute vrai : on sait ce qu’on met dans ses préparations quand on les fait soi-même. Mais cela doit nous questionner sur un possible retour des femmes à la cuisine, car préparer à manger implique une charge mentale qui revient bien souvent … aux femmes.

Les inégalités de genre sont importantes en matière d’alimentation, de sa gestion pour le ménage et sont parfois plus marquées selon les catégories sociales.

Promouvoir et garantir un droit à l’alimentation saine et de qualité pour tou·te·s, en toute autonomie, c’est de la responsabilité des États et des gouvernements. C’est une question de santé – physique et physiologique – et aussi une question de santé mentale. C’est de la prévention, c’est une sécurité sociale qui devrait venir de de l’État, et qui parfois se retrouve moins sollicité qu’elle ne devrait l’être du fait du travail des associations d’aide alimentaire. Si la gestion de l’urgence nécessite de conserver la solution curative que représentent les colis alimentaires en la faisant progresser (amélioration de l’accès aux colis et de leur contenu), il est indispensable de bien la placer – et la conserver – dans une logique temporaire, tout en mettant en place les mesures qui permettent aux personnes de retrouver leur autonomie. Parallèlement, il est indispensable que l’État mette des moyens en place pour développer une politique d’accès à l’alimentation saine et durable dans le cadre d’une transition juste socialement, en faveur des gens, du climat, de la biodiversité, des agriculteur·rice·s, des emplois locaux, etc.

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Comment faire ?

Il est absolument nécessaire de réfléchir ce droit à l’alimentation, saine et de qualité, pour tou·te·s au travers du prisme de la réduction des inégalités. Bien sûr, augmenter les revenus des populations les plus faibles aura un impact direct sur leur bien-être général. C’est un levier essentiel, mais il y en a d’autres.

Action Greenpeace à Bruxelles Une idée pourrait être de développer des repas gratuits dans les collectivités et particulièrement dans les écoles. Pourquoi les écoles ? Parce que c’est aussi le premier lieu où, dans sa vie, un·e enfant va être confronté·e à ces inégalités, au regard de l’autre et de ce que il·elle a ou n’a pas. Cela permet aussi de rencontrer plusieurs objectifs sociaux et environnementaux dans le cadre de la transition nécessaire pour limiter le changement climatique. Si chaque enfant reçoit un repas sain, cela rencontre un objectif de santé publique : manger sain, ça s’apprend, le plus tôt possible pour que l’habitude se prenne, et c’est plus motivant quand tout le monde est dans le même bateau. Ces repas devraient être préparés avec des aliments issus des circuits locaux, de qualité, produits par des producteur·rice·s locaux·ales, par des personnes mises à l’emploi localement.

Bien entendu, il est nécessaire de diriger des moyens publics pour soutenir ces dynamiques et veiller à ce que chaque personne au travail, y compris les agriculteur·rice·s, puissent percevoir un revenu leur permettant de vivre dignement, que l’emploi soit de qualité et que les producteur·rice·s soient justement rémunéré·e·s. Travailler dans cette logique de circuits courts permet également de diminuer l’empreinte écologique en réduisant l’impact des transports. C’est offrir de l’emploi local, avec du sens, qui font du bien à celles et ceux qui l’exercent.

Recevoir des repas gratuits, ça peut faire aussi une grande différence dans le budget des familles qui ont peu de revenus. Ça permet à tou·te·s de retrouver du temps à consacrer à autre chose qu’à la confection des repas les soirs de semaine : moins de stress, moins d’angoisse, moins de pression pour arriver à tout faire, et davantage de temps à consacrer pour créer le lien, prendre soin les un·e·s des autres.

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