PARTIE 3 : PERSPECTIVES INTERNATIONALES

Restez chez vous mais pas en silence : la pandémie de COVID-19 et ses impacts sur le secteur agricole en Europe

Par Ivan Mammana, membre du personnel d’ECVC (Coordination Européenne Via Campesina), responsable de la question foncière

En Europe, la crise Covid-19 a frappé durement le secteur agricole. Dans ce contexte, des paysan·ne·s, habitué·e·s à vivre des crises structurelles, ont su organiser de nombreuses initiatives de solidarité pour se soutenir mutuellement et offrir à la société une alimentation de qualité. Alors que l’Union européenne oscille entre réforme de sa politique agricole commune et accords de libre-échange, les agriculteur·rice·s appellent à réviser les politiques alimentaires et agricoles, aux niveaux local, national et international afin d’y intégrer le principe de souveraineté alimentaire.


La crise liée au Covid-19 a eu, et continue d’avoir, de graves répercussions pratiques, sociales, sanitaires et économiques, en particulier chez les personnes les plus vulnérables de la société. La crise a également mis en lumière la vulnérabilité de notre système économique mondialisé actuel dans certains secteurs clés, comme par exemple le secteur de la santé.

Au cours des mois de mars et avril, l’Europe, l’une des régions les plus riches du monde, a été le centre de la pandémie et a souffert d’une pénurie de matériel médical. Ces pénuries se sont accumulées au fil des années en raison d’une forte dépendance aux importations, d’un manque de stocks nationaux et des coupes budgétaires. Le cas des masques et des ventilateurs est probablement le plus connu. À cet égard, l’Union européenne (UE) a fait preuve, au cours des premiers mois de la pandémie, d’un évident manque de coordination et de solidarité entre les États membres.

Pour certain·ne·s ces événements justifient le besoin urgent de repenser les politiques de santé afin de reconstruire la capacité de stockage et production interne des biens stratégiques. Cela n’est bien sûr possible que si les décideur·euse·s réécrivent les lois et régulations qui régissent le commerce international, en considérant la santé comme un droit et non comme une marchandise. L’UE elle-même a commencé à lancer ses premières mesures visant à faire face à la crise très tardivement.

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Secteur agricole : crises structurelles et solidarité

Mais la pandémie a également frappé durement les paysan·ne·s et travailleur·euse·s agricoles. Leur situation avant la pandémie était pourtant déjà précaire. En Europe, les politiques commerciales et agricoles néo-libérales de ces dernières décennies les avaient considérablement affecté·e·s. Parmi les conséquences de ces politiques, on peut citer :

  • la fluctuation accrue des prix, qui empêche les agriculteur·rice·s de gagner dignement leur vie ;
  • la réduction extrême du nombre d’agriculteur·rice·s ;
  • la concentration des terres entre les mains de quelques-un·e·s ;
  • le vieillissement de la population agricole ;
  • la perte de terres agricoles ;
  • la dégradation rapide des sols et des écosystèmes
  • ainsi que la violation systématique des droits des travailleur·euse·s agricoles.

Avec la crise du Covid-19, les vulnérabilités antérieures du système alimentaire ont pris une nouvelle dimension alarmante : fermeture de nombreux marchés agricoles de vente directe ; travailleur·euse·s agricoles contraint·e·s de reprendre le travail sans que les mesures de sécurité minimales soient respectées ; disparition des circuits de commercialisation comme, par exemple, les restaurants, les écoles et les cantines qui ont dû fermer du jour au lendemain.

Or, les paysan·ne·s européen·ne·s sont habitué·e·s à vivre des crises structurelles, et s’il y a un domaine dans lequel il·elle·s excellent, c’est bien celui de l’organisation de la solidarité entre eux·elles et avec les autres membres de la société.

Les membres européens de la Via Campesina, souvent en collaboration avec des groupes de citoyen·ne·s, ont développé de nombreuses initiatives et expériences pour soutenir les paysan·ne·s et offrir à la société une alimentation de haute qualité. Parmi ces initiatives, on retrouve par exemple des agriculteur·rice·s assurant des livraisons de denrées alimentaires solidaires aux travailleur·euse·s de la santé directement dans les hôpitaux, ainsi qu’à d’autres travailleur.euse.s essentiel·le·s, ou à des groupes marginalisés fortement touchés par la crise, tels que les migrant·e·s sans papiers, les familles pauvres et les sans-abri.

Autre exemple, le développement de modèles de chaînes alimentaires solidaires afin de vendre les productions paysannes sous des formes différentes, telles que des plateformes en ligne, des nouvelles formes d’ASC (Agriculture soutenue par la communauté) - GASAP [1] - AMAP [2]) adaptées à la crise, des épiceries paysannes ambulantes, la livraison à des logements de bâtiments entiers, et l’émergence de nouvelles opportunités de vente à la ferme.

On a également vu émerger des mobilisations pour réclamer la réouverture des marchés directs, ainsi que pour demander aux gouvernements et au secteur privé de fournir des équipements de sécurité pour les travailleur·euse·s agricoles, le financement des logements des travailleur·euse·s et la régularisation du statut de migrant. Parallèlement, des livraisons solidaires de denrées alimentaires et d’équipements de sécurité aux travailleur.euse.s agricoles se sont organisées et des mécanismes de solidarité financière entre les groupes de paysan·ne·s ont vu le jour.

Cependant, toutes ces expériences ne font que refléter le quotidien des mouvements paysans dans leur résistance à l’industrialisation de l’agriculture et aux politiques agricoles, qui ont transformé les travailleur·euse·s agricoles paysan·ne·s en un simple maillon du système alimentaire, que l’on rémunère faiblement. Et c’est ce dont sont désormais en train de souffrir les travailleur·euse·s de la santé. C’est pourquoi il est important que les gouvernements et les institutions européennes agissent afin de pallier aux défaillances structurelles du système alimentaire actuel, en particulier dans le contexte des crises climatique et économique préexistantes auxquelles le secteur agricole est confronté.

Encore aujourd’hui, d’aucuns défendent le modèle agricole néo-libéral, mais bien souvent depuis une position fort confortable. Ces personnes affirment que les solutions seront technologiques, suggérant ainsi que des problèmes sociétaux, politiques et économiques complexes peuvent être résolus grâce à l’innovation technologique. D’autres préconisent davantage d’autoritarisme et de profit.

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Souveraineté alimentaire

La Coordination européenne Via Campesina (ECVC), seule organisation européenne représentant les petit·e·s et moyen·ne·s agriculteur·rice·s, les paysan·ne·s et les travailleur·euse·s agricoles, ainsi que ses alliés, appelle à la mise en place d’un projet politique différent pour le système agricole de l’UE. Pour ECVC, ce projet s’appelle la souveraineté alimentaire.

La souveraineté alimentaire vise à garantir une alimentation de qualité aux populations européennes, à inverser la tendance à la disparition des exploitations agricoles européennes, à soutenir les nouveaux·elles agriculteur·rice·s ainsi que les méthodes agricoles fondées sur l’agroécologie, à garantir que les agriculteur·rice·s puissent vivre de leur production et à protéger les travailleur·euse·s agricoles.

Ce projet est ancré dans les droits humains et bien sûr dans le respect et la mise en œuvre de tous les droits des paysan·ne·s, tels que reconnus depuis 2018 dans la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysan.ne.s et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP). Les politiques alimentaires et agricoles, aux niveaux local, national et international, doivent maintenant être révisées et rendues cohérentes selon les principes de la souveraineté alimentaire et de l’UNDROP.

Dans ce contexte, l’Union européenne est en train de réformer sa politique agricole commune et de développer son « Green Deal » [3], avec la stratégie dite « De la ferme à la table » [4] qui se concentre spécifiquement sur les secteurs alimentaire et agricole. Mais, dans le même temps, l’UE relance également les négociations commerciales qui mènent effectivement à une plus grande libéralisation de l’agriculture.

Le 27 mai, la commission européenne a proposé un important fonds de relance pour aider les pays à faire face aux impacts économiques de la crise, et qui devait encore être négociés par les États membres [5].

Le 17 avril 2020, plusieurs organisations de la société civile de toute l’Europe ont demandé aux gouvernements locaux, nationaux et européens d’utiliser la même détermination à enrayer la pandémie de Covid-19 pour modifier leur politique agricole et alimentaire pour le mieux, en fonction des crises économique, sociale et environnementale dont souffre le secteur.

#StayHomeButNotSilent et #RestezChezVousMaisPasEnSilence étaient les hashtags utilisés pour montrer la nécessité pour nous tou·te·s d’exiger des changements urgents sur les politiques actuelles qui définissent notre secteur agricole et alimentaire.

Le mouvement européen pour la souveraineté alimentaire, les organisations paysannes et les citoyen·ne·s pourront-ils influencer les négociations politiques et orienter le débat en rappelant que l’alimentation, au même titre que la santé, est un secteur essentiel fondé sur les droits humains ?

La réponse à cette question n’est pas facile, mais pour nous, cela signifie que nous ne devons pas rester silencieux·ses et que nous devons organiser notre solidarité.

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