2.6 Historique des luttes pour l’accès à la terre en Wallonie
Face à un système fondamentalement injuste et destructeur, les organisations paysannes et leurs alliées ne cessent de se mobiliser en faveur d’une politique foncière juste, promouvant l’accès à la terre agricole pour le maintien d’une agriculture paysanne de proximité, économiquement, écologiquement et socialement soutenable. De la création du RéSAP à Occupons le terrain, retour sur 12 ans de luttes.
- Le RéSAP, un moteur de mobilisation pour l’accès à la terre
- Des alternatives bien vivantes : Terre-en-vue et De Landgenoten
- Beaucoup de patatistes ...et quelques zadistes
- Du coté du plaidoyer
- Occupons le terrain et le développement des oppositions citoyennes
- Pour (ne pas) conclure
En Belgique, en à peine 40 années, plus de 68% de nos exploitations agricoles ont disparu au profit de grandes exploitations [1]. Les terres agricoles sont aujourd’hui pour l’essentiel dans les mains d’exploitations de plus en plus spécialisées, tournées vers les marchés (d’exportation) et constamment poussées à l’agrandissement. Et lorsqu’une terre ne sert pas à l’agrandissement d’une exploitation déjà existante, elle est convoitée pour l’urbanisation (lotissement, zoning, route…), la production de sapins de Noël ou des activités de loisirs comme l’équitation ou les golfs. Face à cette réalité, les exemples de mobilisations, tenaces et fertiles, sont nombreux.
Petit tour d’horizon et retour historique sur certaines des dynamiques de ces douze dernières années :
Le RéSAP, un moteur de mobilisation pour l’accès à la terre
Lancé en 2010, le Réseau de Soutien à l’Agriculture Paysanne ( ReSAP) regroupe des organisations paysannes et des associations actives dans les secteurs de l’alimentation durable, de la solidarité internationale, de la lutte contre la pauvreté et de la santé. C’est une association de fait et un réseau informel d’échanges et d’élaboration de mobilisations collectives destinées à soutenir concrètement, par des actions de terrain, l’agriculture paysanne et la souveraineté alimentaire.
En douze ans, le réseau a été le creuset de nombreuses initiatives, avec notamment l’organisation des Journées internationales des luttes paysannes du 17 avril. Cette date symbolique est progressivement devenue le rendez-vous phare du RéSAP et une mobilisation incontournable sur la question de l’accès à la terre en Belgique.
- Avril 2014 : 17 avril 2014, première grande journée de mobilisation. 500 citoyen·ne·s et 60 organisations plantent des patates aux quatre coins de la Belgique, montrant que l’utilisation de la terre est une question qui nous concerne tou·te·s. Ce mouvement multiforme, qui prend l’appellation de « Patatistes », défend l’accès à la terre et dénonce la bétonisation et l’artificialisation des terres. C’est à cette occasion qu’est inaugurée l’idée de planter des patates lors de chaque action.
La mobilisation phare de la journée est l’appel du RéSAP à aller planter des patates sur le terrain du Keelbeek (à Haren), une terre cultivable menacée par le projet de construction d’une maxi-prison. Malgré l’interdiction, 400 personnes désobéissent collectivement en plantant des milliers de pommes de terre sur une partie du terrain destiné à la maxi-prison. C’est la première action marquante de désobéissance civile du RéSAP. Une série d’activistes d’horizons divers occupent et habitent ensuite la zone durant 1 an, en faisant une ZAD (Zone À Défendre), sur laquelle diverses composantes de la lutte se rencontrent. Après plus d’un an d’occupation, la ZAD est finalement expulsée et les travaux de construction de la prison commencent. - Avril 2015 : 30 actions locales ont lieu avec pour but de provoquer un véritable débat citoyen autour de l’avenir de notre alimentation. Les actions prennent des formes très diverses, à l’instar de la grande diversité d’acteurs qui sont impliqués : ciné-débats, conférences, actions en rue, distribution de tracts en gare, émissions radio, forums, plantations de patates...
- Avril 2016 : nouvelle journée décentralisée, avec des actions organisées à travers le pays pour défendre l’accès à la terre : plantation de patates, visites de fermes dont les terres sont menacées, soutien politique aux luttes de paysan·e·s du Sud, conférence sur l’accès à la terre...
- Avril 2017 : le ReSAP décide de centrer la mobilisation autour de la lutte de neuf agriculteurs menacés d’expropriation à Perwez, pour un projet de route de contournement. Plus de 54 hectares d’une des meilleures terres agricoles de Wallonie sont concernés. Différentes activités sont organisées dont la grande favorite, une action directe, joyeuse et massive de plantation de patates sur la première étape du chantier (un pont en construction au milieu des champs). La mobilisation est fortement médiatisée et donne un second souffle à la lutte. Les agriculteurs concernés multiplieront les procédures et les actions et finiront victorieux avec l’abandon total du projet annoncé par le gouvernement wallon en 2019 [2].
- Avril 2018 : la journée de mobilisation se centre sur des terres agricoles inutilement bétonnées pour un zoning qui reste vide depuis plusieurs années à Ghilslenghien et sur d’autres terres menacées par la construction d’une nouvelle route pour le parc Pairi Daiza (le second projet sera abandonné plus tard suite à une forte mobilisation citoyenne). Des activités décentralisées ont également lieu du 14 au 20 avril à Libramont, Liège, Bruxelles, Gembloux, Namur.
- Avril 2019-2020 : les mobilisations se centrent sur la réforme de la PAC et pour une transition de modèle agricole. En 2019 une action symbolique est organisée devant le Parlement wallon avec des prises de parole du monde paysan et en 2020 une mobilisation en ligne (crise du covid oblige) #jesoutienslespaysannes est organisée pour réclamer une plus grande résilience et une relocalisation de nos systèmes alimentaires.
- Avril 2021 : retour sur la question de l’accès à la terre, avec une mobilisation à Frameries contre l’implantation d’une méga-usine de la société Clarebout Potatoes, premier exportateur européen de produits industriels à base de pommes de terre. Le RéSAP est venu en appui de la mobilisation du collectif local « la Nature sans Friture » (NSF) qui mène la lutte contre Clarebout depuis 2019. En mai 2022, le ministre Borsus annonce que le site de Frameries n’est pas adéquat pour accueillir le projet d’usine. Une victoire décisive pour le collectif local NSF, même si la menace d’une implantation de la méga-usine de Clarebout sur un autre site n’est pas totalement écartée.
- Avril 2022 : journée de mobilisation face au phénomène d’achat de terres agricoles par des investisseurs du secteur de la grande distribution et notamment face au projet d’accaparement de terres agricoles par le groupe Colruyt. Le distributeur aurait déjà acquis plusieurs dizaines d’hectares de terres en Flandre et en Wallonie et veut “continuer à s’investir dans l’acquisition de terrains et d’exploitations agricoles” [3]. Cette annonce a provoqué une levée de boucliers du monde agricole, des deux côtés de la frontière linguistique. La mobilisation s’articule autour d’un cortège paysan et citoyen et d’une plantation de patates face à Colruyt, ainsi que d’une assemblée sur le thème "lutter ensemble contre l’accaparement des terres ?". Elle permet de (re)mettre cette problématique sous le feu des projecteurs.
Des alternatives bien vivantes : Terre-en-vue et De Landgenoten
Dès le lancement du RéSAP, la volonté de répondre concrètement aux difficultés d’accès à la terre rencontrées par de nombreux paysan·ne·s pousse à réfléchir à la possibilité de créer une structure pour fournir des terres dans des conditions favorables à des agriculteur·trice·s. La volonté est aussi de proposer des alternatives concrètes et pas seulement de « militer contre ». En 2011, Terre-en-vue est lancé et rassemble des citoyen·ne·s, des organisations (la plupart étant membre du RéSAP) et des acteurs publics qui souhaitent faciliter l’accès à la terre en Belgique francophone, soit en acquérant des terres (à partir de dons ou d’épargne collectés auprès du public), soit en concluant des accords avec les propriétaires fonciers. Les fermier·e·s, membres de la coopérative, sont copropriétaires des terres avec les épargnant·e·s solidaires et signent une convention d’usage des terres, de très long terme. Dans la même optique, De Landgenoten est lancé en 2014 en Flandres à l’initiative de plus de dix organisations et coopératives.
Cet été, Terre-en-vue fête ses dix ans et a réussi sa plus grosse levée de fonds (plus de 1.830.000 euros) pour le rachat et l’installation de la Ferme des Arondes, une ferme collective qui permettra à six jeunes producteur·trice·s de s’installer sur 34 hectares.
Beaucoup de patatistes ...et quelques zadistes
Même si cela n’a pas la même importance stratégique et symbolique qu’en France, l’histoire des luttes pour la terre et les ressources naturelles en Belgique compte au moins trois ZAD : à Haren en 2014, à la Sablière de Schoppach à Arlon entre octobre 2019 et mars 2021 et au Parc de la Chartreuse à Liège depuis mars 2022.
Chaque ZAD a sa propre histoire et dynamique, mais chacune a réussi à faire gagner en puissance les contestations contre les projets destructeurs visés (même si cela n’a pas toujours permis d’obtenir des victoires). Sur chacune, des convergences multiples ont eu lieu entre des acteurs pas toujours habitués à se rencontrer : agriculteur·trice·s, associations écologistes, milieux autonomes, mouvements écologistes… Les ZAD permettent de développer des tactiques et des modes d’actions complémentaires plus directs et plus radicaux quand une série d’autres recours ont été utilisés sans succès/ sans écoute de la part des pouvoirs publics.
Du coté du plaidoyer
En 2014, Plate-forme pour le Foncier Agricole en Wallonie et à Bruxelles (PFFA), voit le jour en regroupant neuf organisations : la FUGEA, le MAP, Nature&Progrès, l’UNAB, Terre-en-Vue, CNCD, FIAN, IEW et Natagora. La PFFA se préoccupe des enjeux liés à l’accès à la terre pour une agriculture durable et demande - via un plaidoyer auprès des acteurs publics - l’élaboration de nouveaux outils de régulation publique et une réforme équitable du bail à ferme. Malgré des engagements pris par le gouvernement wallon - visant la mise en place d’une banque foncière, un observatoire et une réforme de la loi sur le bail à ferme -, peu de choses ont réellement avancé. La situation reste critique faute d’une mise en œuvre de l’ensemble de ces engagements et par manque de démarches volontaristes de la part des pouvoirs publics.
Au niveau de l’artificialisation des terres, le gouvernement wallon a adopté en 2020 un plan « stop béton », réclamé de longue date par une série d’acteurs et d’associations. Celui-ci prévoit de ralentir l’artificialisation de son territoire dès 2025 et l’arrêter en 2050. Une ambition louable, voire une petite révolution, mais qui fixe un objectif bien lointain par rapport à l’urgence de la situation et des réalités de terrain.
Occupons le terrain et le développement des oppositions citoyennes
C’est sans doute du coté des collectifs citoyens que les choses ont le plus bougé ces dernières années. Suite au succès de la journée des luttes paysannes de 2017 à Perwez, différents collectifs en luttes contre des projets d’artificialisation de terres agricoles se manifestent. Une réunion est organisée à l’initiative du RéSAP et aboutit, au printemps 2018, à la création du réseau « Occupons le terrain ». Celui-ci se définit comme une coordination de collectifs citoyens et d’associations, avec pour objectifs de contrecarrer les projets d’accaparement et de marchandisation des territoires (privatisation, artificialisation, bétonnage, extension des zonings, etc.) et préserver les ressources naturelles communes (forêts, terres agricoles, nappes phréatiques, etc.). Le réseau regroupe plus d’une quarantaine de collectifs citoyens en lutte et six associations.
L’existence d’Occupons le terrain a notamment permis que la question de la préservation des terres et des ressources naturelles gagne en visibilité et de montrer les contestations grandissantes dont de nombreux projets font l’objet. Cette résistance décentralisée et plurielle a engrangé plusieurs victoires ces dernières années avec l’abandon du projet d’usine à tarmac de Sart-Bernard (Assesse), d’usine à gaz à Raborive, de zone de Loisir à Herbeumont, des routes de contournement à Perwez , à Wavre, à Pairi Daiza, etc.
En 2021, Occupons le terrain sortira un « Manuel de résistance aux projets inadaptés, imposés et nuisibles ». Fruit d’un large processus de consultation avec les membres du collectif, le manuel vise à donner des outils concrets aux groupes de citoyen·ne·s qui souhaitent lutter pour la préservation des terres et des ressources naturelles.
Pour (ne pas) conclure
Même si la situation reste globalement très préoccupante, des victoires et avancées ont été obtenues tout au long de ces douze années. Cela donne autant de raisons d’espérer et de travailler collectivement à renforcer ces dynamiques. La force du mouvement pour l’accès et la préservation des terre agricoles réside dans une prise de conscience grandissante de jeunes et plus ancien·ne·s agriculteur·trice·s, riverain·e·s, consommateur·trice·s et dans une capacité à tisser des liens et combiner des modes d’action, parfois très différents, mais toujours ancrés dans la terre.
Cet article fait partie de la publication Beet The System ! Droit à la Terre - Pour une agriculture paysanne et nourricière. Téléchargez-le gratuitement !