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Colombie : « Notre lutte pour le peuple Yukpa est une lutte pour la survie de l’humanité »

Interview de Juan Pablo Gutierrez – défenseur de la vie et du territoire

[Interview de Jeanne Dardar - chargée de la coordination de Beet the System 2023]]

Pouvez-vous vous présenter ? Pourquoi diriez-vous que l’on vous considère comme un défenseur des droits humains ?

Originaire du territoire qu’on appelle la Colombie, je suis défenseur des droits humains, activiste et délégué international de l’Organisation nationale autochtone de Colombie (ONIC) et du peuple autochtone Yukpa. Je suis exilé en France depuis plus de 4 ans, car, après avoir dénoncé devant les instances nationales et internationales la situation critique dans laquelle se trouvent les peuples autochtones de Colombie, j’ai fait l’objet de multiples menaces et de deux tentatives d’assassinat de la part du groupe paramilitaire connu sous le nom Las Aguilas Negras (Les Aigles noirs).

Mes parents m’ont appelé Juan Pablo il y a 42 ans et on me dit que depuis mon enfance j’ai été une personne très sensible aux injustices. Face à l’inégalité et aux injustices, j’ai décidé depuis plus de 20 ans de consacrer ma vie à la défense d’une vie digne pour tous et toutes, ce qu’on appelle, dans les paradigmes modernes occidentaux, la « défense des droits humains ».

Mon père a été assassiné quand j’avais trois ans. Cela a, je crois, contribué à mon engagement. Et aussi de constater le génocide auquel les peuples autochtones sont soumis à cause de l’intérêt qu’il y a sur nos terres. Et je crois que je me considère comme un défenseur des droits humains et des peuples autochtones, simplement, parce que j’ai décidé de consacrer ma vie à la construction d’un monde où il y a de la place pour tous et toutes. Mais dans la réalité, au-delà du discours, au-delà de ce bloc théorique tellement bien structuré en Occident. Car les pays qui parlent le plus des droits humains, sont ceux qui les violent le plus. Les pays qui se vantent de la nécessité de vivre dans un monde en paix, sont les principaux producteurs d’armes, les pays qui parlent le plus de l’égalité, sont les anciens colonisateurs.

« Depuis notre vision, on ne peut pas imaginer les droits humains sans inclure aussi la Mère Terre et le territoire. Je me considère donc comme un défenseur de la vie et du territoire »

On me reconnaît comme un défenseur des droits humains mais je ne me limite pas à être un défenseur des droits humains parce que, depuis notre perspective, la conception des droits humains est très incomplète. Depuis notre vision, on ne peut pas imaginer les droits humains sans inclure aussi la Mère Terre et le territoire. Je me considère donc comme un défenseur de la vie et du territoire. Parce que dès lors que le territoire dont nous dépendons structurellement pour survivre, est protégé, qu’il est en sécurité et en vie, alors la vie même de l’être humain est garantie et sauvegardée. Cela comporte la défense des droits, mais pas seulement des êtres humains, aussi ceux des animaux, des rivières, des montagnes, de l’esprit du vent, de l’esprit du tonnerre, des arbres, des oiseaux dont nous dépendons fondamentalement pour survivre dans cet écosystème de la vie.

Quelle est la situation des peuples autochtones en termes de droit à l’alimentation en Colombie ?

Actuellement, la Colombie compte dans son territoire près de 115 peuples autochtones. Malheureusement c’est une richesse qui disparaît à cause des logiques qui ont organisé le monde tel que nous le connaissons aujourd’hui. En 2009, 36 peuples autochtones en Colombie ont été catalogués par la Cour constitutionnelle colombienne comme étant en risque d’extinction imminente. La Colombie est actuellement le deuxième pays au monde où il y a le plus de biodiversité et cette dernière se trouve fondamentalement dans les territoires des peuples autochtones. Ce n’est pas parce qu’on a eu la chance d’avoir les terres les plus riches, c’est parce que nous avons compris et que l’on a jamais oublié l’importance de protéger la terre.

La destruction systématique des territoires des peuples autochtones comporte inévitablement une impossibilité à l’exercice de la culture et une impossibilité à garantir le minimum qui rend possible la vie dont, par exemple l’alimentation. Parce que, dans notre cas, lorsque les énormes mines de charbon à ciel ouvert se sont installées dans notre territoire, toute la biodiversité présente a été détruite. Les animaux qui dépendaient de cette biodiversité sont partis. La rivière dont nous dépendons fondamentalement pour nous hydrater et pour pêcher, a été déviée et contaminée. On a profané nos sites sacrés, c’est-à-dire nos cimetières, qui se trouvaient dans tous ces territoires. Tout cela pour bénéficier aux intérêts des multinationales étasunienne et suisse, Drummond et Glencore. Ils ont aussi créé une violence paramilitaire en enrôlant des milices privées pour défendre leurs intérêts et se débarrasser des personnes qui s’opposaient à eux.

Il y a des nouvelles maladies respiratoires qui ont été créées à cause de la poudre de charbon qui règne dans l’atmosphère. Et cela coûte la vie de 40 enfants approximativement par an. Rien qu’en 2023, aujourd’hui, il y en a déjà 18 qui sont morts. C’est une hécatombe. C’est une menace beaucoup plus dangereuse que les fusils. C’est une arme létale qui s’appelle la faim.

Quelle est la situation générale des défenseur·euse·s du droit à l’alimentation et des droits des peuples autochtones dans votre pays ?

Nous sommes le pays où l’on assassine le plus de personnes qui défendent cette biodiversité. Le dernier rapport de l’ONG Global Witness a placé la Colombie en tête des pays où on assassine le plus les défenseurs des droits humains et les défenseurs de la vie et du territoire. Les personnes qui décident de consacrer leur vie à la défense de la vie et du territoire savent pertinemment, qu’en Colombie, elles sont en train de consacrer leur vie à la défense d’un projet qui pourrait bien leur coûter la vie. J’en suis un exemple. À cause de mon engagement, j’ai été catalogué, « objectif militaire » par des groupes paramilitaires qui s’appellent Las Aguilas Negras. J’ai vécu deux attentats dont le dernier a failli me coûter la vie avec seize tirs de balles sur ma voiture.

C’est pour cette raison-là, et surtout parce que ma fille venait de naître, que j’ai été obligé de m’exiler ici, en France. Si ma fille n’était pas née, je serais certainement resté en Colombie. Et aujourd’hui, je serais déjà sûrement à six mètres sous terre, mort.

« J’ai vécu deux attentats dont le dernier a failli me coûter la vie »
Ma situation n’est pas une exception. Mon cas est la règle générale de toutes les personnes qui décident de défendre la vie, le territoire et l’alimentation en Colombie.

Quelle est votre lutte principale en tant que défenseur, quelle est la lutte de votre peuple ?

Notre lutte, parce qu’on parle toujours au collectif, est la lutte pour la défense de la vie et du territoire, de la terre et de la Mère Terre dont nous dépendons fondamentalement pour survivre. Concrètement en ce qui concerne le peuple Yukpa, c’est une lutte contre des énormes mines de charbon, une lutte contre des multinationales étasuniennes et suisses, Drummond et Glencore. Ces mines se sont installées avec la complicité du gouvernement colombien de l’époque, il y a plus de 20 ans dans notre territoire, sans nous consulter, en violant le droit à la consultation préalable des peuples autochtones. Les groupes paramilitaires sont arrivés, le barbelé s’est installé et on a vu progressivement notre territoire disparaître sous nos yeux. Dans notre territoire, il y a une mine de charbon qui mesure deux fois la taille de la ville de Paris. C’est un cratère gigantesque dans lequel il n’y a plus aucune trace de vie. Les autres sont toutes pareilles.

Notre lutte se centre fondamentalement sur la récupération et la défense de notre territoire, pour la libération de la Mère Terre de ce modèle capitaliste, du colonialisme, qui consiste à la destruction, l’exploitation et le pillage des territoires et des populations du Sud global pour garantir la vie normale et le progrès des pays du Nord global. Ce charbon qui sort de notre territoire, il est exporté. Il était exporté en France jusqu’à il y a quelques années et il est exporté actuellement en Allemagne pour produire de l’électricité. Ce charbon en Allemagne constitue la lumière d’une ampoule ou le chauffage des appartements en hiver. Mais pour nous, il signifie la faim, la mort de nos enfants, la violence paramilitaire, la déviation des rivières, la profanation des cimetières sacrés, l’impossibilité d’exercer notre culture. Pour nous, ce charbon signifie génocide systématique, signifie extermination.

Notre lutte, c’est une lutte qui, fondamentalement, est une lutte pour la survie du peuple Yukpa qui dépend de ces territoires. Mais actuellement, dans le cadre de la crise climatique que nous sommes en train de vivre, menace la plus dangereuse qu’on ait eu en tant qu’humanité, notre lutte devient une lutte pour la survie de l’humanité tout entière.

Comment avez-vous vécu cette criminalisation ? Pourquoi avez-vous continué malgré tout ?

Le fait d’être menacé et même d’avoir été victime d’attentats contre ma vie, n’est malheureusement pas un cas isolé. En Colombie, on dit qu’ « on défend la vie jusqu’à la vie elle-même ». Et je crois que demander « pourquoi malgré tout j’ai décidé de continuer », n’est pas la question qu’on devrait se poser. Je crois que la question qu’on doit se poser, c’est : pourquoi la plupart des gens ne sont pas en train de faire la même chose ? Pourquoi, malgré ce contexte global de crise climatique, de réchauffement de la planète, d’extinction de l’Homo sapiens et de la vie sur la planète, pourquoi, malgré tout ça, les gens ne sont pas mobilisés ?

« On défend la vie jusqu’à la vie elle-même »

Pourquoi je continue ? Parce qu’il n’y a pas d’autres options. Malgré tout, malgré la violence qui vient avec ça, il y a des milliers, des millions de personnes des peuples autochtones qui sont morts pour défendre ça. Et c’est grâce à la lutte acharnée de ces personnes-là, que nous, en tant que minorité, démographiquement parlant, ne représentant que 4 % de la population mondiale, nous sommes encore en vie et que les nouvelles générations autochtones continuent à défendre nos territoires qui abritent les 80 % de la biodiversité qui reste dans la planète.

Quels sont vos moyens et ressources pour vous défendre ?

Les moyens et les ressources que nous avons pour nous défendre consistent à et a consisté depuis plus de cinq siècles, à une lutte collective, à une défense collective. Et c’est dans cette logique totalement opposée à la logique moderne occidentale, très individualiste, concurrentielle, égocentrique. Nous interprétons le monde depuis le Buen vivir des peuples autochtones, qui est une vision collective, réciproque, solidaire de l’entraide, où l’on se considère comme un élément de plus à l’intérieur de la nature. On ne se positionne pas au-dessus de la nature, chose qui constitue à nos yeux la plus grave erreur commise en Occident. Nos moyens pour nous défendre sont la mobilisation, la famille, l’union, la solidarité, c’est la lutte collective.

Ensuite et en termes légaux, en Colombie, nous avons une Constitution assez révolutionnaire et très progressiste vis-à-vis des peuples autochtones. Néanmoins nous avons été gouvernés jusqu’à il y a un an, historiquement, par des gouvernements d’extrême droite, c’est-à-dire qui gouvernaient à contre sens de la Constitution et qui mettaient l’accent sur le « progrès », en portant un préjudice total aux peuples qui habitaient dans ces territoires, comme le sont, les peuples autochtones. Heureusement, depuis un an, il y a eu un retournement au niveau du gouvernement en Colombie et pour la première fois de l’histoire, on a un président de gauche, progressiste, poussé par les bases du pays, par les mouvements sociaux et populaires. Nous comptons donc sur la volonté de ce nouveau gouvernement pour commencer, pour la première fois de l’histoire, à respecter et appliquer notre Constitution.

Au niveau international, lorsqu’on parle « mécanismes de la communautés internationale », on parle en général de mécanismes créés par un « club » restreint de quelques pays, de cinq pays peut-être, qui prennent la décision pour la majorité des autres. C’est une infime minorité avec un pouvoir énorme. Ces anciens pays colonisateurs sont en fait à la base de la problématique, à cause desquels le monde entier est en train de souffrir. Pour nous, il est donc impossible de concevoir une solution de leur côté, parce que ce sont eux-mêmes le problème. Les « mécanismes de la communauté internationale » c’est une très belle théorie, mais qui n’a jamais réussi à se concrétiser.

Quel message voudriez-vous adresser aux défenseur·euse·s de votre pays ?

Ce serait un message de fraternité, un message de solidarité et de résistance et un message de lutte, de force, d’amour, de passion, de cette passion qui constitue le moteur de la révolution, de cette révolution que nous menons depuis longtemps. Cette révolution positive, cette révolution pour la vie, cette lutte de la vie jusqu’à la vie même, jusqu’à ce que la dignité devienne une habitude.

Qu’aimeriez-vous ajouter ? Avez-vous éventuellement un message à adresser aux autorités nationales et internationales ?

Le message que j’aurais pour la communauté internationale et pour ces autorités internationales, c’est que, à la lumière de toutes ces crises que nous vivons actuellement, de cette crise systémique et civilisationnelle, que cette manière de comprendre et d’interpréter l’existence et la vie a échoué. Que ce modèle moderne, colonial, capitaliste, néolibéral, eurocentré, patriarcal a échoué.

C’est le moment de la cohérence, c’est la fin du mensonge, c’est le moment de la vie. À la lumière de toutes les crises que nous sommes en train de vivre de ce système, qui a été créé, conceptualisé et théorisé par des hommes majoritairement, de cinq pays (l’Allemagne, la France, l’Angleterre, l’Italie et ultérieurement les États-Unis). C’est le moment de matérialiser ce qu’on appelle les « droits humains ». C’est le moment de matérialiser ce droit à l’alimentation, en dehors du système capitaliste. Il est nécessaire aujourd’hui de commencer de sortir de ces préceptes universalistes et eurocentrés et de commencer à écouter ces autres voix, ces autres mondes possibles qui ont toujours existé, mais qui ont été silenciés, exterminés et invalidés par l’arrogance et la violence de la prétention occidentale.

« C’est le moment de matérialiser le droit à l’alimentation, en dehors du système capitaliste »

Aujourd’hui, si nous voulons vivre, si nous voulons sortir de cette problématique dans laquelle nous sommes tous et toutes enfoncés, c’est le moment de la diversité, c’est le moment du dialogue pluriversel. La solution ne viendra jamais de ceux et celles qui ont provoqué le problème, mais de ceux et celles qui, historiquement, se sont battus contre ces systèmes. C’est le moment du dialogue horizontal, c’est le moment de la force, de la diversité. C’est le moment de la pluriversalité.


Cet article fait partie de notre revue annuelle Beet The System ! 2023 : "Defend the Defenders : Stop à la criminalisation des défenseurs du droit à l’alimentation". Cliquez ici pour lire d’autres articles ou commandez votre exemplaire papier en ligne