Droit à la Terre

1.1 Pression insoutenable sur les terres mondiales

Par Manuel Eggen, Chargé de recherche et plaidoyer chez FIAN Belgique

L’expansion de l’agriculture industrielle et de l’urbanisation aux dépens des forêts et des autres écosystèmes naturels n’est plus tenable. La limite planétaire fixée pour l’utilisation des terres a déjà été franchie. Pourtant la demande en terre et en ressources ne cesse de croître pour répondre aux exigences de la société de consommation mondialisée. Cette pression sur les terres mondiales intensifie les accaparement des terres par des acteurs puissants aux dépens des droits des communautés rurales.

Répartition de l’usage des terres

Les terres émergées représentent 149 millions de km², soit moins d’un tiers de notre planète « Terre ». Et parmi les terres émergées, environ 29 % sont recouvertes de surfaces inhabitables et stériles (glaciers, déserts, terres salines, roches, etc.). Il reste un peu plus de 100 millions de km² qui sont considérées comme surface « habitable ». Et à l’heure actuelle, les terres agricoles occupent environ la moitié de cette surface habitable, qui inclut [1] :

  • des pâturages et prairies permanentes, qui servent principalement à l’élevage – environ 34 millions de km² ;
  • des terres cultivées, utilisées pour les principales cultures (céréales, soja, riz, pommes de terres, etc.) – environ 14 millions de km²  ;
  • des cultures pérennes (vergers, vignes, cacaoyers, palmiers à huile, etc.) - environ 1,4 millions de km².

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Expansion des terres agricoles

Les terres agricoles n’ont pas toujours occupé autant d’espace. Si on revient mille ans en arrière, on estime que seuls 4 millions de km², soit moins de 4 % de la surface habitable de la planète, étaient utilisés pour l’agriculture [2].

La pratique de l’essartage, c’est-à-dire le fait de défricher un terrain en vue de sa mise en culture, va prendre de l’ampleur en Europe à partir du Moyen-Âge. Ensuite, du XVIe siècle jusqu’au milieu du XIXe siècle, le recul de la forêt ne cesse de s’accélérer au profit des terres agricoles pour répondre aux besoins de plus en plus importants de la société dite « moderne ». Conséquence : au milieu du XIXe siècle, les forêts primaires ont presque totalement disparu en Europe et les terres agricoles occupent une majorité de l’espace. Les terres agricoles vont par la suite commencer à se rétracter en Europe. C’est dû, d’une part, à la prise de conscience de la nécessité de restaurer un minimum de surface forestière et, d’autre part, à l’urbanisation galopante, particulièrement dans la période d’après-guerre. Depuis 1960, l’Europe a ainsi perdu 20 % de ses terres agricoles, soit 33 millions d’ha (plus de 10 fois la surface de la Belgique !).

Les pertes de surfaces agricoles en Europe vont être « compensées » par une intensification de l’agriculture selon le modèle de la Révolution verte dont l’objectif était d’augmenter les rendements par hectare par l’utilisation d’intrants chimiques, la mécanisation et l’irrigation.

Par ailleurs, la déforestation et l’expansion des terres agricoles va se poursuivre et s’intensifier dans les autres régions du monde pour rencontrer la demande toujours croissante de matières agricoles et d’autres matières premières pour répondre aux besoins toujours plus gourmands de la société de consommation mondialisée.

Limites planétaires

L’expansion de l’agriculture industrielle moderne et de l’urbanisation aux dépens des forêts et des autres écosystèmes naturels, s’est accompagnée de lourdes conséquences sur l’environnement : perte de biodiversité, érosion des sols, risque d’inondations et coulées d’eau boueuse, augmentation des émissions de gaz à effet de serre, déstockage de carbone, etc. D’autant que ces dernières décennies, l’essentiel de l’expansion agricole a eu lieu dans les régions tropicales riches en biodiversité et qui constituent les derniers poumons de la planète (Brésil, RD Congo, Indonésie) [3].

Ces changements d’utilisation des terres (en anglais Land Use Change) ont été identifiés comme une des neuf limites planétaires qui ne doit pas être dépassée si l’humanité souhaite vivre dans une zone de sécurité (en anglais safe operating space for humanity) [4] Or, d’après les scientifiques, cette limite a déjà été dépassée. [5] L’humanité se trouve donc dans une zone d’incertitude et chaque nouvel espace naturel converti pour l’agriculture intensive ou l’urbanisation augmente les risques d’un basculement vers une planète invivable pour l’humanité.

D’autre part, la disponibilité des terres agricoles est impactée par le phénomène de dégradation des sols. D’après le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), 23 % des sols mondiaux seraient dans un état de dégradation avancée, entraînant, dans sa forme la plus grave, l’abandon et le déplacement de 2 à 5 millions d’hectares de terres cultivées par an [6].

Une demande de terre qui continue de croître

Alors que la disponibilité des terres atteint des limites écologiques et que les sols se dégradent, la demande en terre, elle, ne cesse de croître. L’intérêt croissant pour les terres en tant qu’enjeu géostratégique et en tant qu’actif économique et financier peut s’expliquer par une combinaison de plusieurs facteurs :

  1. La croissance démographique : avec près de 8 milliards d’êtres humains aujourd’hui, l’humanité aura pratiquement quadruplé en 1 siècle, nécessitant des matières premières et matières agricoles supplémentaires pour subvenir aux besoins élémentaires de la population (nourriture, logement, habits, chauffage, etc.). Et les projections de l’ONU prévoient que la population mondiale va continuer à croître dans les prochaines décennies (9,7 milliards prévus en 2050).
  2. Les modes de surconsommation : bien plus que la croissance démographique, ce sont les modes de consommation qui exercent une pression insoutenable sur les terres et les ressources. La mondialisation néolibérale a entraîné une standardisation des modes de consommation, calqués sur les modes occidentaux, qui s’accompagne d’une extraction toujours plus importante de matières premières liées à la terre. Dans le monde entier, l’extraction annuelle de matières premières liées aux sols - biomasse, matières fossiles, minerais métalliques et minéraux - a plus que triplé entre 1970 et 2017 [voir infographie 3]. Et la tendance continue de s’accélérer, malgré les promesses de passer à une économie circulaire.
  3. La généralisation des régimes alimentaires agro-industriels : la généralisation des régimes alimentaires industriels, riches en protéines animales et en produits ultra-transformés, est un des principaux facteurs qui poussent l’expansion et l’intensification de l’agriculture.
  4. La production d’agrocarburants et des autres cultures énergétiques : depuis les années 2000 de grandes quantités de matières agricoles et de produits de la biomasse sont détournées vers les marchés énergétiques en substitut des combustibles fossiles.
  5. L’essor de la bioéconomie industrielle [7] : dans le cadre du nouveau paradigme de la « croissance verte », de plus en plus de ressources issues de la biomasse, et donc liées à la terre, sont intégrées dans les processus industriels pour remplacer les matières premières fossiles (par ex : du plastic fabriqué à partir de maïs, des pneus fabriqués à partir de latex biosourcé, etc.).
  6. La financiarisation de la terre et des ressources naturelles [8] : suite à l’explosion de bulles spéculatives et financières (suite notamment à la crise des subprimes), des acteurs habituellement étrangers aux marchés agricoles et fonciers, tels que les fonds de pension, les fonds spéculatifs, les banques, etc. se sont orientés vers le marché foncier comme une nouvelle option d’investissement attrayante. De tels « investissements » ne sont pas nécessairement orientés vers la production, mais plutôt vers la spéculation, la rente ainsi que le contrôle sur la terre comme actif stratégique.
  7. Le développement des solutions environnementales et climatiques liées aux terres et l’essor des marchés du carbone : dans le contexte du dérèglement climatique et de l’effondrement de la biodiversité, de nombreux États et acteurs privés cherchent à acquérir des terres à des prétendues fins environnementales pour établir des projets de conservation, ou financer des projets de compensation carbone ou échanger des crédits d’émission. L’ampleur du phénomène pourrait être dramatique. Dans un rapport d’août 2021, Oxfam estime que la superficie totale de terres requises pour stocker le carbone pourrait être équivalente à la totalité des terres cultivées sur la planète (1,62 milliard d’ha) ! Et de conclure : «  il est mathématiquement impossible de planter suffisamment d’arbres pour atteindre les objectifs zéro émission nette cumulés annoncés par les gouvernements et les entreprises, car il n’y a tout simplement pas assez de terres » [9].

Vague d’accaparement des terres

Nous nous trouvons donc dans une situation où la disponibilité de terres est limitée alors que la demande en terre et en ressources ne cesse d’augmenter. Cela provoque une tension croissante sur les marchés fonciers mondiaux, qui attisent les convoitises, tant des acteurs traditionnels de l’agrobusiness que de nouveaux acteurs puissants (banques, fonds spéculatifs, gouvernements, élites locales, etc.). Dans ce contexte, on assiste à une vague d’accaparement des terres depuis une vingtaine d’années et particulièrement depuis les crises alimentaires de 2008 et 2011.

Le phénomène est difficile à quantifier à cause du manque d’information et de transparence entourant les transactions foncières. Certaines initiatives tentent toutefois de collecter des informations. La base de données Land Matrix a par exemple répertorié des informations sur plus de 2500 cas avérés d’accaparement de terre couvrant une surface de 100 millions d’ha depuis 2000 (une superficie équivalente à la France et l’Espagne réunies) [10]. Et le site « farmlandgrab.org » compile des rapports d’ONG et articles de presse sur les impacts humains, sociaux et environnementaux de ces accaparements de terre.

En effet, ces accaparements de terre s’accompagnent souvent d’une dégradation des conditions de vie des communautés paysannes et rurales et de violations de leurs droits. Dès 2010, le Rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation, O. De Schutter, tirait la sonnette d’alarme sur les impacts de la vague d’accaparements de terres, qui ont suivi la crise alimentaire, sur les droits des communautés qui dépendent directement de la terre pour produire leur nourriture et tirer quelques revenus pour assurer leur subsistance et celle de leurs familles [11]].

L’accès à la terre et aux ressources naturelles leur permet également de trouver un endroit et des matériaux pour se loger, de trouver du bois pour se chauffer, de se soigner par les plantes médicinales, etc. La terre est encore un élément central de leur vie culturelle, spirituelle et sociale. En fait, pour de nombreuses communautés autochtones, paysannes et rurales, la terre est un élément central de leur identité et de leurs conditions de vie.

Manque de protection des droits des communautés

Face à l’ampleur du phénomène d’accaparement des terres et aux impacts sur les droits des communautés locales, certaines directives et instruments de droits humains ont été développés ces dernières années, comme les Directives pour la gouvernance foncière (2012) [voir article 1.2 sur la gouvernance foncière] ou l’adoption de la Déclaration des Nations unies pour les droits des paysans et des autres personnes travaillant en milieu rural, qui reconnaît explicitement le droit à la terre (UNDROP – 2018).

Bien que certains de ces instruments constituent une réelle avancée et un outil utile pour la lutte des communauté, le caractère non contraignant de ces instruments et l’absence de mécanismes de contrôle et de recours empêche une protection efficace des droits fonciers des communautés locales face aux intérêts des acteurs puissants.

Au contraire, dans le contexte de ruée mondiale sur les terres en cours, on assiste à une inquiétante vague de criminalisation des défenseurs des droits fonciers. La moitié des meurtres des défenseurs des droits humains concerne des personnes qui travaillent avec des communautés sur des questions liées à la terre ou l’environnement. C’est pour cela que, selon FIAN, il est temps de reconnaître explicitement la terre comme un droit humain à part entière et d’en assurer la pleine protection. [voir article 1.3 sur le droit à la terre]


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Notes

[1J-P Charvet (2012), « Atlas de l’agriculture : Comment nourrir le monde en 2050 ? »

[2Our World in Data, « Land Use ». Consulté le (16/09/2022). https://ourworldindata.org/land-use

[3Entre 2000 et 2014, le Brésil a perdu en moyenne 2 à 7 millions d’hectares de forêts par an, la République démocratique du Congo a perdu 0 à 57 millions d’hectares par an, avec une augmentation d’un facteur de 2 à 5 depuis 2011, et l’Indonésie a perdu 1 à 3 millions d’hectares par an, dont 40 % en forêt primaire. Voir EAT Lancet (2019), « Food in the Antrhopocene ». DOI : fian.be/1934

[4En 2009, dans le cadre des travaux sur les neuf limites planétaires (Rockström et al., 2009), la limite « changements d’utilisation des sols » est appréhendée en termes de pourcentage de la surface totale du territoire convertie en terres agricoles. Le seuil à ne pas dépasser était fixé à 15 % de terres agricoles. Lors de la révision du modèle conceptuel (Steffen et al., 2015), la limite est recentrée sur les processus de régulation du climat via les échanges d’énergie, d’eau et de dioxyde de carbone entre les sols et l’atmosphère.

[5Steffen et al. (2015), « Planetary boundaries : Guiding human development on a changing planet ».

[6UNEP (2014), Assessing Global Land Use : Balancing Consumption with Sustainable Supply. Summary report for policy makers.

[7Transnational Institute (TNI) et Hands on the Land for Food Sovereignty, (2015) The Bioeconomy – a Primer. fian.be/1931

[8FIAN International, TNI, Focus on the Global South (2020), « Le capitalisme dévoyé et la financiarisation des terres et de la nature ». fian.be/1504

[9Oxfam international (2021) « Pas si net : les conséquences des objectifs climatiques « zéro émission nette » sur l’équité foncière et alimentaire ». fian.be/1930

[10La base de données Land Matrix a par exemple répertorié des informations sur plus de 2500 cas d’accaparement de terre pour une surface de près de 100 millions d’ha depuis 2000. https://landmatrix.org/observatory/global/

[11O. De Schutter (2010), « Accès à la terre et droit à l’alimentation », Rapport du Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation [A/65/281]O. De Schutter (2010), « Accès à la terre et droit à l’alimentation », Rapport du Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation [A/65/281