1.5 L’accès à la terre en Europe
Absent des politiques de l’UE en tant que tel, le foncier agricole est à la croisée des questions politiques clés que sont la production alimentaire, la préservation de l’environnement ou la vitalité des zones rurales. L’accès à la terre est un enjeu primordial, mais il est entravé par les convoitises que suscite la valeur financière et intrinsèque des terres agricoles. Face à ces difficultés, comment imaginer une politique foncière européenne qui permette de surmonter les défis écologiques, économiques et sociaux auxquels nous faisons face en tant que mangeur·euse·s européen·ne·s ?
- Vieillissement de la population agricole et pressions sur les terres
- Infographie 1 : Le défi de la transmission des fermes
- Les obstacles à l’installation paysanne
- Infographie 2 : L’Europe perd ses terres agricoles
- Infographie 3 : Concentration foncière en Europe
- Imaginer une réforme foncière en Europe
- Principaux leviers d’action
Cet article fait partie de la publication Beet The System ! Droit à la Terre - Pour une agriculture paysanne et nourricière. Téléchargez-le gratuitement en cliquant ici !
Notre histoire commence en Galice, dans la province de Lugo, sur un chemin qui longe la lisière de la forêt. Nous [des membres de La Via Campesina, NDLR] sommes accueillis sous la pluie par un groupe de paysans. Dans un mélange de galicien et d’espagnol, ils nous expliquent que nous nous trouvons ici sur des terres particulières : los montes comunales. Héritées des structures de la société rurale médiévale, ces terres collectives sont gérées par un conseil communal qui en attribue le droit d’usage. Quelle est la condition pour prétendre accéder à ces terres ? Traditionnellement, il suffit que sa maison soit située sur la commune et d’avoir de la fumée qui sort de la cheminée, c’est-à-dire habiter la terre que l’on est enclin à partager avec tous.
Entre deux averses, ces sympathisants du syndicat paysan local nous expliquent qu’une chose anormale s’est passée au conseil communal chargé de l’attribution des terres. Alors qu’un paysan a cessé son activité, le lot de terres qu’il utilisait est à nouveau disponible pour être repris par un jeune. Or, c’est en fait l’entreprise Eurosol qui s’est vu accorder le droit d’usage de ces terres, quand bien même elle n’a dans la commune pas de chaumière, mais des serres, pas très loin, sur une surface bien supérieure à la moyenne locale, où elle cultive des fraises destinées à l’exportation à l’aide de pesticides et employant une main d’œuvre journalière précaire. Comment cela a-t-il été possible, demande-t-on ? Pas de réponse, mais une chose est sûre, l’affaire sera à nouveau débattue devant le conseil pour que cette firme ne s’accapare pas les terres de la communauté.
Vieillissement de la population agricole et pressions sur les terres
Ce que nous avons vu là n’est pas un cas isolé mais la manifestation d’un phénomène prégnant qui dessine un futur possible et menaçant. De la Galice aux Carpates, les paysans européens ont les cheveux grisonnants. D’ici moins de 10 ans la moitié de la population agricole européenne aura l’âge de partir en retraite, c’est-à-dire l’âge de céder ses terres. Les céder, certes, mais à qui ? Le nombre jeunes agriculteurs (moins de 44 ans) a fortement chuté ces dernières années, passant de 3,3 millions en 2005 à 2,3 millions en 20131. Et seuls 6% des paysans ont moins de 35 ans [voir infographie 1]. Si le Parlement européen reconnaît que la « jeune génération est indispensable pour garantir l’avenir du secteur agricole », les jeunes sont de moins en moins présents aux champs. En effet, ils font face à de nombreux obstacles à leur installation : la terre agricole se raréfie et fait l’objet de nombreuses convoitises, son prix augmente, les fermes s’agrandissent avec les conséquences que l’on connaît sur la biodiversité, le climat et la santé. Or, face aux catastrophes écologiques en cours et à l’heure du vieillissement des agriculteurs européens, une transition agroécologique et l’installation de paysans nombreux sont nécessaires. Alors, qu’est-ce qui bloque ?
Infographie 1 : Le défi de la transmission des fermes
Source : Access to Land et Eurostat
Les obstacles à l’installation paysanne
Imaginons les premières étapes d’un jeune paysan qui désire s’installer hors du cadre familial. La première étape est la recherche du terrain. Or, l’offre est rare, les surfaces agricoles s’amenuisent du fait, notamment, de l’artificialisation des sols. Entre 1993 et 2013, l’Europe a perdu 12 % de ses terres agricoles (soit plus de 21,4 millions ha, une superficie équivalente à la Roumanie ou 7 fois la Belgique) [voir infographie 2].
Infographie 2 : L’Europe perd ses terres agricoles
Source : Access to Land et Eurostat
Les jeunes pâtissent aussi de l’accaparement des terres, phénomène que l’on définit comme le contrôle de grandes quantités de terres à des fins privées de spéculation et de contrôle des ressources. La terre agricole est de plus en plus considérée comme un investissement attrayant, et c’est pourquoi de nombreux acteurs non-agricoles se précipitent sur les terres. D’autres usages concurrentiels font du foncier une ressource de plus en plus rare, comme les agrocarburants ou le carbon farming, fausses solutions aux problèmes climatiques qui contribuent à faire grimper les prix des terres [voir article n°1.1, Pression insoutenable sur les terres mondiales].
Ces phénomènes sont même accentués par les politiques européennes. Les principales aides de la Politique agricole commune (PAC) sont en effet conditionnées à l’hectare, ce qui pousse les fermes à s’agrandir. Aujourd’hui, les money farmers concentrent les terres et les subventions : en Slovaquie, par exemple, 20% des bénéficiaires touchent 94% des aides. Et au niveau européen 3 % des grandes exploitations agricoles contrôlent plus de 50 % des surfaces agricoles [voir infographie 2].
Infographie 3 : Concentration foncière en Europe
Source : Access to Land et Eurostat
De plus, l’âge avançant, les paysans gardent l’usage de leurs terres afin de continuer à bénéficier des aides PAC et ainsi compenser leur retraite inférieure à la moyenne. On parle d’effet restrictif des régimes de retraite aux dépens des aspirants paysans. Cet effet est induit par la PAC, qui soutient le revenu plutôt que la production ou l’emploi agricole, et alors là encore nous voyons que les aides publiques contribuent ainsi au maintien des fermes existantes plutôt qu’à la création de nouvelles.
Quant aux aides spécifiques à la jeunesse, elles sont mal définies, mal ciblées et insuffisantes pour garantir l’installation. Dans le premier pilier de la PAC, les mesures liées à l’installation des jeunes permettent l’attribution d’une allocation de 1135€ par an pendant un maximum de 5 ans. En comparaison, s’installer en élevage dans le nord de la France, par exemple, demande un investissement initial moyen de 355.000€. Les différences sont trop importantes pour inciter les jeunes à s’installer, d’autant plus que les banques sont peu enclines à accorder des crédits aux porteurs de projets agricoles.
Imaginons qu’un jeune ait toutefois surmonté ces obstacles à l’installation que sont les difficultés d’accès au foncier ou au capital ; il fera face à une autre difficulté majeure qui freine l’installation paysanne en Europe : des prix bas, injustes, qui ne rémunèrent pas le travail paysan. C’est une autre conséquence de la PAC qui a dessiné une agriculture compétitive destinée à l’exportation en tirant les prix vers le bas. Les paysans se rémunèrent en effet moins sur leur production que sur les subventions, et cela complique la viabilité des fermes sur les premières années. Notons aussi le lien entre la PAC, des prix injustes et les accords de libre-échange qui aggravent les phénomènes de privatisation des terres et de précarisation de la condition paysanne à travers le monde [voir article 1.4 : Développement rural ou accaparement des terres en Colombie].
On voit alors que la PAC restreint l’installation des jeunes plus qu’elle ne la facilite. De plus, les politiques de l’UE ne traitent pas le problème en soi. Quand la Commission européenne est invitée à traiter du problème foncier, elle rétorque que cela ne relève pas de ses compétences directes et que les libertés fondamentales de libre-circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes prévalent. Il est vrai qu’à l’origine les États membres ont conservé leur souveraineté sur les terres agricoles. Mais au-delà de cet obstacle apparent, y a-t-il de la place pour une politique foncière européenne ?
Imaginer une réforme foncière en Europe
Les politiques de l’UE n’abordent pas le problème foncier en soi, mais l’influencent à travers différents programmes aux objectifs parfois contradictoires, tels que l’aide aux agriculteurs et le développement rural (PAC), l’énergie (changement d’affectation des terres pour les énergies renouvelables), le climat (carbon farming), les affaires environnementales (Pacte Vert), la régulation du marché interne (libre circulation des capitaux), ou encore le commerce international (accords de libre-échange).
Par ailleurs, parmi les États membres, il existe des restrictions aux libertés fondamentales de l’UE. En France, par exemple, un organisme est chargé de la régulation des marchés fonciers : la SAFER. Elle décide de qui peut obtenir la propriété ou le droit d’usage des terres. Alors, nous [la Coordination Européenne Via Campesina – ECVC, NDLR] affirmons que la régulation du marché au sein de l’UE est possible, et que la libre-circulation des capitaux ne prévaut pas sur la préservation des biens communs. De plus, la Commission reconnaît la « nature spécifique des terres agricoles », « un bien rare et précieux », et de la même manière qu’il existe une directive cadre sur l’eau, nous affirmons que l’UE se doit de légiférer pour réguler le foncier agricole. Il y a donc la possibilité d’agir à la faveur d’une gouvernance foncière européenne qui facilite l’accès aux terres et la transition agroécologique. Alors, quels devraient en être les contours ?
Principaux leviers d’action
Le premier levier d’action est bien entendu la PAC. Là, les jeunes paysans formulent clairement leurs demandes : plafonnement obligatoire des aides à 65.000€ par ferme, instauration d’un système d’aides redistributifs, abolition d’un plancher minimal pour recevoir ces aides, ou encore régulation des prix des produits agricoles. Cela dit, nous revendiquons aussi la mise en œuvre d’une directive sur les terres agricoles. Puisque c’est l’instrument juridique le plus puissant de l’UE, seule une directive permettra de légiférer à la hauteur des enjeux et de dépasser les contradictions des politiques européennes au nom de l’installation des jeunes, de la transition agroécologique et de la souveraineté alimentaire. Nous demandons que l’accès à la terre ne soit pas régulé seulement par le marché mais aussi par le droit.
L’UE est en effet tenue de se conformer à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans adoptée par l’ONU en 2018 qui garantit le droit à la terre. Elle est aussi signataire des Directives pour une gouvernance responsable des régimes fonciers de la FAO, qui constituent un corpus d’outils pour une juste régulation du foncier. Le Parlement recommande d’ailleurs de s’inspirer de ces Directives pour créer une législation foncière européenne. D’après la Via Campesina, trois axes majeurs devraient structurer une telle législation.
- Combattre l’accaparement et la concentration des terres. Ce sont les principaux facteurs qui entravent l’accès à la terre en Europe, et l’UE se doit d’agir à ce sujet. Pour ce faire, il convient de limiter la quantité de terres dont un actif agricole peut disposer en fonction de la moyenne régionale, d’assurer l’application de la loi sur la transparence des montages financiers, de restreindre la production de biocarburants et de protéger la vocation alimentaire des terres agricoles. Comme le recommande le Parlement, il convient d’instaurer un Observatoire du foncier agricole en Europe qui recenserait les terres agricoles disponibles, leur prix, assurerait la transparence des marchés fonciers et avertirait des changements d’utilisation des terres.
- Assurer le contrôle des structures. Il est nécessaire de mettre en place des organismes de régulation des transferts de terres à l’échelle nationale pour orienter les transmissions vers l’installation de paysans, à l’image de la SAFER en France. Celle-ci contrôle les prix des terres et à qui elles sont vendues. Pour ce faire, elle jouit d’un droit de préemption, un outil pertinent pour assurer une juste transmission du foncier. Il permet en effet d’intervenir et d’acquérir un bien avant une vente pour le céder ensuite, non pas au plus « offrant » mais au « mieux-disant », par exemple un jeune paysan porteur d’un projet agroécologique. Un autre outil est le statut du fermage, une disposition qui offre une garantie d’accès au foncier sur le long terme pour les paysans locataires, via des baux de longue durée et des loyers encadrés. Le Parlement recommande aussi d’utiliser la législation fiscale pour favoriser l’installation, comme en Wallonie où la conclusion d’un bail longue durée avec un paysan de moins de 35 ans permet une réduction fiscale sur les droits de succession. Les outils financiers ont aussi été utilisés en Allemagne afin de combattre la rétention de terres par les paysans pensionnés qui continuaient alors de bénéficier des aides de la PAC : la clause d’impôt agricole dite Hofabgabeklausel conditionnait en effet l’obtention de la pension de retraite au fait de céder ses terres.
- La réappropriation collective des terres. Le dernier axe de notre proposition appelle à repenser des voies d’accès au foncier agricole au-delà du marché et de la propriété privée, vers la gestion collective des terres. Face aux conséquences de la privatisation à outrance, nous demandons la création de banques de terres publiques. Ces organismes nationaux auraient la responsabilité de gérer, protéger et augmenter le patrimoine des terres arables publiques pour en redistribuer les droits d’usage à de jeunes paysans. Un exemple duquel nous pouvons nous inspirer est la loi écossaise sur la réforme agraire. Votée en 2016, elle instaure le droit pour les communautés d’acheter des terres afin de favoriser le développement durable, voire de forcer une vente de terres si la communauté prouve qu’elles sont utilisées de manière nuisible à l’environnement. Enfin, comme en Galice, dans les Alpes ou en Catalogne, il existe en Europe des terres communales. Le Parlement européen reconnaît la valeur de ce mode de gestion des terres en tant que « condition idéale pour une gestion durable des sols ». Les terres communales favorisent en effet une agriculture diversifiée et multifonctionnelle et, à la manière de l’École des Bergers de Catalogne, elles sont propices à la formation et au partage de connaissances en plus de faciliter l’accès à la terre.
L’accès au foncier ne passe donc pas nécessairement par le marché et la propriété privée, il existe d’autres modes de gestion des terres qui favorisent l’installation et la mise en œuvre de pratiques favorables à la biodiversité et à la vitalité des campagnes. Ces terres collectives nous invitent à réfléchir à la diversité des manières d’habiter le monde et à combattre l’uniformisation de nos paysages. L’accès à la terre, l’installation de paysans nombreux pour des campagnes vivantes et la transition agroécologique nécessitent des politiques fortes. Dans nos luttes pour les faire advenir, n’oublions pas que la terre est la condition première de notre alimentation, que c’est un bien précieux, une question politique primordiale et un droit.
Pour aller plus loin :
- « Des terres en commun ! Stratégies locales d’accès à la terre pour l’agriculture paysanne et l’agroécologie », Nyéléni, 2020. fian.be/1429
- « Les racines de la résilience : politique foncière pour une transition agroécologique en Europe », Nyéléni, 2021. fian.be/1924