UNFSS2021 : Comment les entreprises s’emparent-elles du Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires ?
Par Almudena Garcia Sastre - Chargée de recherche et de plaidoyer pour FIAN Belgium.
Alors que le Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires, prévu en septembre 2021, se rapproche grandement, la phase préparatoire a révélé le rôle politique croissant du secteur privé dans l’ensemble du processus. L’analyse de ces stratégies met en lumière les nouveaux équilibres de pouvoir qui restructurent l’économie politique/écologie de la gouvernance alimentaire mondiale. Le Sommet devient un véritable « laboratoire vivant » dans lequel le contrôle des entreprises revêt différentes formes pour exercer un pouvoir politique.
Le Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires (UNFSS), organisé par le Secrétaire général de l’ONU en 2021, est motivé par le besoin urgent de transformer les systèmes alimentaires, avec pour objectif la « faim zéro » et l’intégration de la durabilité. Toutefois, le développement et l’architecture de l’UNFSS remettent en question la vision d’une gouvernance mondiale publique et laisse place au contrôle du secteur privé. Un cadre analytique tridimensionnel [1] – instrumental, structurel et discursif – pour aborder le pouvoir des entreprises nous aide à décortiquer les mécanismes qui permettent le rôle politique croissant des entreprises dans l’élaboration des règles internationales qui régissent l’alimentation dans le monde.
- 1.1 Le pouvoir instrumental : le contrôle direct des entreprises
- 1.2 Pouvoir structurel : le contrôle tacite des entreprises fait basculer les structures de gouvernance légitimes
- 1.3 Pouvoir discursif : les entreprises s’emparent des narratifs et contrôlent la science
- Conclusion
1.1. Le pouvoir instrumental : le contrôle direct des entreprises
Dr Agnes Kalibata a été nommée Envoyée spéciale pour diriger le Sommet. Ancienne présidente de l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA), Dr Kalibata est dès lors arrivée avec l’idée de transformer les systèmes alimentaires, à l’image de la promesse d’AGRA de sauver l’Afrique de la faim et de la pauvreté grâce à un modèle de production alimentaire à forte intensité d’intrants, axée sur la technologie.
L’organisation de M. Navarro, 4SD, est chargée de développer et de soutenir les dialogues du Sommet, qui comprennent des Dialogues du Sommet mondial, des Dialogues des États membres et des Dialogues indépendants. Ses liens avec les coalitions d’entreprises, dont AGRA est un co-partenaire, et son rôle de conseiller auprès du World Business Council for Sustainable Development confèrent une influence croissante au secteur privé dans les propositions mises sur la table lors des dialogues.
Joachim von Braun [2], nommé président du groupe scientifique de l’UNFSS, est également membre du conseil d’administration d’AGRA et ancien directeur de l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (IFPRI), qui reçoit des fonds de la Fondation Bill et Melinda Gates. En tant que scientifique en chef de l’UNFSS, il prône avec détermination la réforme de la gouvernance alimentaire en apportant une nouvelle approche scientifique dite efficace.
La désignation de ces trois personnalités ayant des liens étroits avec le secteur privé, et en particulier avec AGRA, ont été le premier signal d’une influence directe du pouvoir des entreprises sur le processus politique dans lequel s’inscrit le Sommet.
Malgré ses échecs visibles (voir encadré), AGRA est présenté comme un exemple pour transposer les partenariats public-privé à l’échelle mondiale et étendre les tentacules de la Fondation Gates dans la gouvernance des systèmes alimentaires. La Fondation Gates sponsorise des solutions technologiques propriétaires (non libres) en tant que solutions gagnant-gagnant et promeut leur transfert du Nord au Sud via des changements de politiques nationales. Ces changements nécessitent l’approbation de subventions publiques et la protection des droits de propriété intellectuelle. Cependant, l’incursion d’AGRA dans l’UNFSS n’est pas le seul canal de contrôle direct des entreprises dans la gouvernance alimentaire mondiale.
Le partenariat entre l’ONU et le Forum économique mondial, ainsi que l’accord de la FAO avec CropLife International [3] en 2019, accordent un accès préférentiel aux multinationales aux organes des Nations unies, au détriment des acteurs d’intérêt public. La manière dont ces ingérences vont opérer, que ce soit par le biais de dons ou sous la forme de conseils d’experts, reste encore incertaine. Ce qui est certain, c’est que les collaborations entre les Nations Unies et les entreprises révèlent comment une approche privée axée sur le profit imprègne ouvertement les décisions sur la transformation future des systèmes alimentaires, et affaiblit dangereusement le rôle des États dans la sauvegarde du droit à l’alimentation.
Encadré 1 : AGRA et ses fausses promesses
L’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA) [4], a été lancé en 2006 sous la forme d’une organisation au capital d’un milliard de dollars US, financés par la Fondation Bill et Melinda Gates et la Fondation Rockefeller. Elle promouvait des mesures visant à révolutionner l’agriculture africaine sous la forme de programmes de subvention des intrants (FISP). Elle présentait alors l’objectif ambitieux de doubler les revenus et les rendements de 30 millions de petit·e·s exploitant·e·s agricoles d’ici à 2020, mais peu de preuves attestent de sa concrétisation.
Une étude indépendante [5] menée dans les treize pays bénéficiaires d’AGRA a révélé que loin d’améliorer la sécurité alimentaire dans la région, AGRA l’a aggravée au détriment des profits tirés de la faim. Elle indique que le nombre de personnes souffrant de la faim a augmenté de 30 % dans les pays ciblés. Et la sécurité alimentaire s’est même détériorée en raison du déclin des cultures nutritives et résistantes, de l’acidification des sols par la monoculture et de l’endettement des petit·e·s producteur·rice·s alimentaires participant·e·s.
1.2. Pouvoir structurel : le contrôle tacite des entreprises fait basculer les structures de gouvernance légitimes
Dans ce contexte, l’UNFSS promeut de nouvelles plateformes multipartites [6], dans le but de se démarquer de l’actuel Comité des Nations Unies sur la sécurité alimentaire mondiale (CSA). Il ne tient pas compte des efforts internationaux déjà réalisés pour encadrer les systèmes alimentaires et définir des pistes de solutions, et ce, à trois égards. Premièrement, l’annonce de ce sommet n’a pas réellement émané de l’Assemblée générale des Nations unies ou du CSA, mais de l’initiative unilatérale du Secrétaire général des Nations unies. Compte tenu de la structure de gouvernance du CSA, beaucoup s’attendaient à ce que celui-ci soit le forum le mieux placé pour accueillir le prochain UNFSS 2021.
Deuxièmement, la structure du Sommet semble avoir été conçue pour imiter celle du CSA et tenter de le remplacer en tant qu’organe mondial reconnu pour guider l’élaboration des politiques alimentaires. L’UNFSS a été conçu avec une structure multipartite d’organes consultatifs politiques et scientifiques, combinée à des discussions thématiques sur les cinq voies d’action (accès, consommation, production, moyens de subsistance équitables et résilience). Néanmoins, la forme sous laquelle tous les résultats de ces dialogues alimenteront la feuille de route finale du sommet n’a pas encore été détaillée dans les documents de référence ni dans les derniers rapports de synthèse publiés en juillet.
La sélection des dirigeant·e·s, des expert·e·s et des participant·e·s a été faite de manière arbitraire et leurs rôles ne sont pas clairs, ce qui ne répond pas aux normes de transparence et aux mécanismes de responsabilité envers les personnes les plus touchées par l’insécurité alimentaire.
Troisièmement, ce manque récurrent de transparence et l’érosion de la responsabilité sont ancrés dans l’approche multipartite que le Sommet soutient en matière de gouvernance alimentaire par le biais de ses dialogues multidimensionnels. Au cours des deux dernières décennies, les initiatives multipartites (MSI) se sont multipliées, avec pour objectif d’aborder des questions complexes de politique mondiale, soulevant de multiples préoccupations en matière de droits humains [7]. Qui y est invité et quel rôle chacun peut jouer dans la prise de décision nécessite des critères définis démocratiquement. Cependant, les MSI conçues par le processus de l’UNFSS fonctionnent sur base volontaire et la participation dépend des ressources dont chacun·e dispose pour y prendre part, ce qui se révèle être un espace d’exclusion pour celles·eux qui ont moins de ressources humaines et financières.
Si l’on ne donne pas la priorité aux voix des détenteur·rice·s de droits touché·e·s par l’insécurité alimentaire et si l’on ne garantit pas leur participation aux décisions qui les concernent, les participant·e·s les plus puissant·e·s et les mieux doté·e·s en ressources risquent de dominer le débat sur la transformation des systèmes alimentaires.
En ouvrant la porte aux acteurs du secteur privé pour qu’ils participent à la définition des normes visant à défendre le droit à l’alimentation et la santé de la planète, l’UNFSS ignore les asymétries de pouvoir et les conflits d’intérêts. Les débats s’orienteront vers des propositions qui éviteront de porter atteinte à la rentabilité privée et d’aborder les questions politiques contestées responsables de la faim et de la pauvreté.
1.3 Pouvoir discursif : les entreprises s’emparent des narratifs et contrôlent la science
Le processus de l’UNFSS révèle l’influence croissante du secteur privé sur la perception publique des problèmes liés à l’alimentation et propose des solutions qui privilégient les chaînes de valeur mondiales, l’innovation technologique et le profit au détriment des systèmes agroécologiques locaux, des droits humains et de l’intérêt public.
Si le concept de système alimentaire offre une grille d’analyse permettant de révéler les différents éléments qui le composent, de la production à la consommation en passant par la distribution, il ne fournit pas d’indications sur ce qui est nécessaire pour qu’un changement se produise. Le narratif des principales voix du Sommet sur la transformation du système alimentaire en une voie durable ne s’appuie pas sur une approche fondée sur le droit dans toutes ses phases préparatoires. Au lieu de cela, le discours promu au sein du Sommet se positionne en faveur d’une conception des systèmes alimentaires qui privilégie un type de connaissance, principalement la science expérimentale, et un type de politique, qui s’appuie sur des solutions reposant sur les lois du marché [8].
Cette inquiétude a été soulevée non seulement par la Réponse Autonome des Peuples à l’UNFSS [9] mais aussi par les trois ex-rapporteur·e·s spéciaux des Nations Unies sur le droit à l’alimentation et à la nutrition. Celles·eux-ci ont ouvertement critiqué [10] le Sommet pour ne pas avoir placé le droit à l’alimentation au centre du débat et pour avoir omis l’agroécologie en tant que changement de paradigme permettant de réformer les systèmes alimentaires en vue d’une justice sociale et écologique. Michel Fakhri, actuel rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, dans son rapport pour la 46ème session du Conseil des droits humains, a déploré que :
Les premiers documents de préparation du Sommet reflètent le langage et le cadre du projet du Forum économique mondial sur la transformation des systèmes alimentaires.
Le groupe d’universitaires participant au suivi de l’UNFSS a proposé une analyse de la manière dont le narratif du Sommet s’appuie sur une logique de manque de nourriture et de connaissances. Il crée un imaginaire de lacunes (lacunes factuelles, lacunes politiques, lacunes technologiques) devant être comblées par des expert·e·s scientifiques, en collaboration avec des entreprises. Ces collaborations sont ancrées dans un discours qui soutient les innovations technologiques axées sur le marché au détriment des connaissances traditionnelles acquises au fil des siècles pour nourrir la population mondiale.
Parallèlement, de nouveaux concepts sont créés, tels que les « nature-based solutions » (solutions fondées sur la nature) et la « climate-smart agriculture » (l’agriculture intelligente face au climat). Ces nouveaux cadres de pensée prônent des changements majeurs dans la valorisation de la nature pour offrir des solutions gagnant-gagnant et pour lesquelles une approche mécaniste de la science est nécessaire pour relever le double défi du changement climatique et de la sécurité alimentaire. À l’inverse, l’agroécologie est attaquée pour son (soi-disant) caractère idéologique et non scientifique.
Dans cette optique, l’UNFSS encourage une conception étriquée de la science et ouvre la voie à la création d’une nouvelle Interface science-politique (ISP) destinée à remplacer l’actuel Groupe d’experts de haut niveau (HLPE) du CSA. Une nouvelle ISP est envisagée pour mieux s’aligner sur une compréhension unidimensionnelle des systèmes alimentaires et pour traiter l’alimentation comme une marchandise plutôt que comme un droit humain.
Conclusion
Les mécanismes employés ne se limitent plus au lobbying traditionnel qui permet de s’assurer d’avoir des allié·e·s proches aux postes stratégiques du Sommet. La nouveauté vient ici de l’institutionnalisation du pouvoir des entreprises par le biais du multipartisme et de la mainmise des narratifs de « transformation des systèmes alimentaires », influençant en amont le processus politique.
Les structures démocratiques de gouvernance mondiale en matière de sécurité alimentaire et de nutrition – le CSA et le HLPE – sont menacées et, avec elles, le savoir-faire des autochtones, des expérimentateur·rice·s, des agriculteurrice·s et des femmes, qui sont pourtant plus que jamais nécessaires pour faire face à l’incertitude et cocréer des systèmes alimentaires justes et durables.
Il est urgent d’apporter une réponse efficace à la consolidation accrue du pouvoir du secteur privé en matière de systèmes alimentaires, et de ses répercussions insidieuses sur la sécurité alimentaire et la santé de la planète. Cette réponse ne peut venir que de la Réponse autonome des peuples à l’UNFSS, en tant que détenteur·rice·s légitimes de droits, qui exigent de l’Etat qu’il reprenne son rôle de seul responsable de la mise en œuvre du droit à l’alimentation.
Toute contre-stratégie doit donc faire obstacle simultanément aux trois facettes du pouvoir des entreprises qui progressent via l’UNFSS pour s’emparer de la gouvernance alimentaire mondiale. Sur le plan du pouvoir instrumental, les garde-fous en matière de conflits d’intérêts et les mécanismes de transparence doivent être appliqués. Au niveau du pouvoir structurel, les plateformes multipartites ne peuvent pas remplacer les espaces multilatéraux dotés de procédures claires concernant les asymétries de pouvoir et la définition des rôles et des obligations en fonction des droits. Enfin, et surtout, sur le terrain de la connaissance et de la science, il est nécessaire de construire des contre-narratifs qui délégitimisent les fausses solutions profitant à quelques-uns dans le processus de transformation des systèmes alimentaires et qui défendent l’intérêt public et les droits humains plutôt que le profit.
Cet article fait partie du magazine "Beet The System ! : Réenchanter la souveraineté alimentaire". Les illustrations sont utilisées sous licence (CC BY 2.0)
Créé en 2017, "Beet the system ! est une publication annuelle de FIAN Belgium visant à offrir un espace d’expression aux voix multiples qui animent le Mouvement de la lutte pour la Souveraineté alimentaire depuis 25 ans : fianistas, agriculteur·rice·s, expert·e·s, militant·e·s de la société civile, etc.
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