Comment, pourquoi et pour quoi penser l’alimentation comme commun ?
Envisager un système alimentaire plus sain, juste et durable requière un changement de paradigme radical, que seule une réinterprétation de l’alimentation dans son ensemble peut offrir. En explorant ce que sont les biens communs, les communs de l’alimentation et les aspirations qui les sous-tendent, cet article se propose de présenter les traits généraux d’une nouvelle interprétation de l’alimentation comme bien commun.
- Marchandise ou bien commun ?
- Tragedie des communs
- Tableau : Les quatre différents types de biens
- Les communs de l’alimentation et l’alimentation comme commun
- L’intérêt de penser l’alimentation comme bien commun
Marchandise ou bien commun ?
Tragedie des communs
Avant d’explorer cette nouvelle interprétation de l’alimentation, il est essentiel de mettre au clair ce qu’il importe d’entendre par biens communs. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les biens communs ne sont pas à strictement parler des biens. Il s’agit de ressources présentant des propriétés spécifiques : elles sont faiblement excluables et hautement rivales [2].
Qu’entendons par cela ? Le principe d’exclusion repose sur le fait qu’on puisse, ou non, exclure quelqu’un de la consommation d’un bien. Celui de rivalité repose sur le fait que la consommation d’un bien par un individu ne limite pas sa consommation par quelqu’un d’autre [3] (voir tableau "Les quatre différents types de biens"). Une pomme, ou un ordinateur, sont des biens dits privés : quelqu’un qui n’en a pas les moyens est exclu de leur consommation, et une fois mangés – ou achetés – quelqu’un d’autre ne peut plus consommer ces mêmes biens (biens excluables et rivaux). Au contraire, un trottoir est un bien dit public : on ne peut pas empêcher quelqu’un qui ne payerait pas ses impôts d’y marcher, et son utilisation n’empêche pas une autre personne d’y passer (bien non excluable et non rival). Enfin, des pêcheries, des forêts, un rivière sont des biens communs : il est difficile d’empêcher quelqu’un de les exploiter, et quiconque qui les exploiterait – trop – empêcherait les autres d’en profiter. Par exemple, si un énorme chalutier vient pêcher chaque jour des poissons dans une zone maritime non régulée, il est difficile de l’en arrêter, mais petit à petit les réserves halieutiques diminueront, jusqu’à ce que les autres pêcheurs ne puissent plus du tout en profiter eux-aussi. La même logique peut s’appliquer à une forêt : si tout le monde peut l’exploiter, elle finirait sûrement par être complètement déforestée. Appartenant à tout le monde et à personne à la fois, il n’y a pas d’intérêt à privilégier l’intérêt du groupe à celui de l’individu, et la ressources se détériore donc jusqu’à arriver à une situation perdante pour tout le monde. C’est ce qu’on appelle la tragédie des communs [4].
Face à la triste destinée de ces « biens communs », certains économistes préconisent leur privatisation, en y attachant des titres de propriétés (permanents ou temporaires). Que cela soit par des permis de pêches ou des droits d’exploitation d’une forêt, les ressources communes deviennent donc excluables, ce qui les protégeraient (théoriquement) de la surexploitation, mais empêcheraient également les autres personnes – souvent les communautés locales – d’en bénéficier.
Cependant, comme le souligne massimo de angelis dans son ouvrage omnia sunt communia (2017), cette interprétation des biens communs est fortement réductrice, car seuls certains biens ayant certaines caractéristiques intrinsèques pourraient alors être considérés, et gérés, comme des biens communs. Or, ce qui fait l’essence des « communs », par opposition aux « biens communs », ce ne sont pas les propriétés intrinsèques de certaines ressources, mais bien l’ensemble des relations socio-écologiques via lesquelles une communauté donnée prend soin d’une ressource partagée pour le bien-être de ses membres. Ainsi, les « communs » sont toujours et avant tout des systèmes socio-écologiques formés (1) d’une ou plusieurs ressources (matérielles ou immatérielles), (2) d’une communauté et (3) d’un ensemble de règles que la communauté se donne à elle-même pour gérer la ressource en partage [5]. L’essence des communs est le « faire en communs » (commoning) par lequel la communauté prend soin d’elle-même, de ses membres et d’une ressource commune.
Tableau 1. Les quatre différents types de biens
[6]
Ceci dit, les communs ne sont pas simplement des havres de paix dans un océan capitaliste. Ce sont des centres de résistance où l’on construit ensemble les fondements d’une société alternative, qui remplacent les relations marchandes dépersonnalisées qui sous-tendent l’actuel système capitaliste. En se reliant au principe politique du « commun » [7], les communs sont alors des systèmes socio-écologiques inclusifs et démocratiques, où le capital a cédé le pas à la pluralité des valeurs humaines.
Les communs de l’alimentation et l’alimentation comme commun
Aujourd’hui, il existe d’innombrables exemples de communs de l’alimentation, où des communautés locales ont décidé de se réapproprier certaines ressources, directement ou indirectement liées à l’alimentation, pour instaurer de nouvelles relations fondées sur les valeurs d’inclusion, de partage, d’entraide, et de respect de la nature. Les community land trusts, par exemple, typiques en amérique du nord, sont un exemple de communs de l’alimentation, où les terres agricoles sont soustraites au marché foncier pour servir les besoins de la communauté (comme les initiatives de terre de liens en france, et terre-en-vue et landgenoten en belgique). De la même manière, les initiatives d’agriculture soutenue par la communauté (community supported agriculture), comme les amap en france, les gas en italie et les gasap en belgique, sont un autre exemple de communs de l’alimentation. Les consommateur·rice·s y soutiennent les producteur·rice·s en leur assurant un revenu constant malgré les aléas des récoltes. Les réseaux de semences paysannes ou encore les réseaux alimentaires construits autour de produits du territoire (ex. Red semillas et schwabisch hall producers’ community) et, plus généralement, les réseaux alimentaires alternatifs (ex. Genuino clandestino) permettent d’assurer la survie de ressources génétiques locales, une production agricole durable et une digne rémunération des producteur·rice·s via des marchés fondés sur la confiance réciproque, l’échange, l’inclusion et l’entraide. Enfin, l’agriculture urbaine, les cantines de quartiers ou encore les réseaux de distribution alternatifs (ex. Foodsharing berlin) sont des exemples concrets de communautés plus ou moins élargies qui, en défiant parfois les normes juridiques, donnent naissance à une nouvelle convivialité autour de l’alimentation.
Les communs de l’alimentation et les conseils de politique alimentaire
L’alimentation comme commun, cependant, ne se limite pas aux communs de l’alimentation. Comme souligné par certain·e·s auteur·rice·s [8], penser l’alimentation comme commun signifie repenser l’ensemble du système alimentaire en tant que tel et, plus précisément, en tant que commun de communs. Ainsi, ce n’est pas seulement la terre et les ressources génétiques qui doivent se transformer en communs, mais aussi l’eau (water commons, bolivie), le travail (usines ouvrières, argentine), les infrastructures (cooperative d’impresa, italie) et surtout les règles qui régissent l’organisation même de la production, distribution, consommation et post-consommation de l’alimentation à l’intérieur de communautés toujours plus grandes.
C’est d’ailleurs ce qu’il se produit aujourd’hui avec les conseils de politique alimentaire (cpa) [9]. Apparus pour la première fois en amérique du nord au début des années 1980, les cpa se veulent des véritables plateformes inclusives et démocratiques à même de rassembler les différent·e·s acteur·rice·s (du·de la producteur·rice au·à la consommateur·rice) du système alimentaire. Ils se fondent sur l’échange, le dialogue et le débat d’idées et de projets visant la formulation de politiques alimentaires afin que les communautés puissent reprendre la main sur un système alimentaire souvent malsain, polluant et responsable d’inégalités économiques et sociales. Encore imparfaits dans certains cas [10], il n’en reste pas moins que les cpa sont les « dispositifs institutionnels » permettant le « faire en commun » nécessaire afin que les communautés urbaines et péri-urbaines reprennent la main sur leur propre système alimentaire, tout en promouvant des valeurs partagées d’inclusion, de démocratie, et de respect de l’environnement.
L’intérêt de penser l’alimentation comme bien commun
Si la crise multidimentionnelle liée au système alimentaire conventionnel est un motif plus que suffisant pour explorer de nouvelles interprétations de l’alimentation, quelles sont les raisons pour explorer celle de l’alimentation comme commun ?
Un nouveau regard pour libérer l’alimentation
Repenser l’alimentation comme commun signifie tout d’abord déconstruire des idées reçues et percevoir les injustices, passées et présentes, du système alimentaire actuel. L’alimentation et tout ce qui est nécessaire à sa production (terre, semence, travail) n’a pas toujours été, et ne devrait pas être, qu’une marchandise. Longtemps, le partage, l’entraide et surtout la propriété et la gestion collective des ressources ont permis à de nombreuses communautés de se sustenter convenablement tout en respectant les limites de leurs écosystèmes. Ce n’est qu’avec la montée d’une interprétation individualiste et exclusive de la propriété et l’instauration d’un système capitaliste et patriarcal que l’on a assisté à l’injuste appropriation de la nature et à son exploitation, ainsi qu’à l’exclusion et à l’exploitation d’une large partie de la population : des femmes, des migrant·e·s, et plus généralement du sud global. Ainsi, réinterpréter l’alimentation tel un commun signifie libérer notre imaginaire d’idées fausses et embrasser une écologie politique, féministe et décoloniale pour voir autrement le système alimentaire [11]. Ensuite, l’alimentation comme commun n’est pas simplement un concept permettant d’instaurer un horizon de justice, d’inclusion, de durabilité et de respect de l’autre. C’est aussi, et surtout, une méthode pour assurer la réalisation de ces objectifs. En ce sens, le concept des communs est un concept double : tout à la fois axiologique (chargé de valeur) et institutionnels (porteur d’une organisation donnée).
Un concept fédérateur
Le concept d’alimentation comme commun est un concept fédérateur qui regroupe et renforce des idées et des aspirations à la base des alternatives au système alimentaire actuel. En effet, il promeut l’idée de « souveraineté alimentaire », c’est-à-dire l’autonomie des collectivités de choisir par elles-mêmes comment se nourrir. Il nourrit et se nourrit des concepts de citoyenneté alimentaire et de démocratie alimentaire, soit le dépassement de la figure du·de la consommateur·rice [12] (aussi bien passif·ve que responsable) et l’engagement collectif, par le bas, dans la prise de décision sur les questions alimentaires. Le « droit à l’alimentation », droit à une alimentation saine, culturellement appropriée, assurée soit par un revenu adéquat soit par la possibilité matérielle de la produire, est tout à la fois la base de l’alimentation comme commun et ce à quoi celle-ci mène. Enfin, l’alimentation comme commun est inséparable des concepts de durabilité, de résilience et surtout d’agroécologie comme pratique agricole respectueuse des limites environnementales. Ainsi, penser l’alimentation comme commun permet de lier ensemble et d’articuler ces différentes idées et aspirations, leur permettant de se renforcer mutuellement. Pas de souveraineté alimentaire sans citoyenneté alimentaire, pas de démocratie alimentaire sans féminisme, pas de durabilité des systèmes alimentaires sans agroécologie.
Coopération, responsabilité et liberté
La grande innovation et le potentiel de l’alimentation comme commun tient enfin à la révolution copernicienne qu’elle opère entre compétition et coopération. Dans le système agroalimentaire actuel, la compétition est le moteur d’un système composé de (quelques) entreprises agroalimentaire mises en concurrence sur le marché mondial, et cherchant à vendre leurs produits auprès de 7,5 milliards d’individu·e·s atomisé·e·s, (censé·e·s être) informé·e·s et rationnel·le·s. À l’inverse, dans un système alimentaire pensé tel un commun, c’est la coopération qui représente le rapport de fond entre tou·te·s les acteur·rice·s directement et indirectement lié·e·s à celui-ci. Une coopération qui s’étend aussi à la nature afin de réinstaurer une symbiotique avec celle-ci. Cette coopération est sous-tendue par une nouvelle économie morale [13] qui remet au centre les besoins concrets. Avec la coopération s’en suit une revalorisation et une remise au centre de la responsabilité [14], qui permet aux individus et aux collectivités de se sentir acteur·rice·s de leur destinée. Non pas une responsabilité passive et fardeau mais bien une responsabilité active et plaisante, que l’on accepte plus volontiers et, souvent, que l’on recherche.
Enfin, c’est une nouvelle forme de liberté qui voit le jour. Car, au travers d’un système alimentaire bien commun s’opère le dépassement d’une liberté souvent fictive (la liberté de choisir, mais à l’intérieur d’un cadre préétabli) en faveur d’une liberté concrète, plus proche donc de l’idée d’autonomie, où l’on ne choisit pas une stratégie de jeux (acheter bio ou OGM), mais bien les règles du jeu. Cette liberté, certainement plus compliquée à mettre en pratique car elle suppose une coopération à plusieurs, s’avère cependant plus profonde, efficace et concrète.
Cet article fait partie du magazine "Beet The System! : Réenchanter la souveraineté alimentaire". Les illustrations sont utilisées sous licence (CC BY 2.0)
Créé en 2017, "Beet the system! est une publication annuelle de FIAN Belgium visant à offrir un espace d’expression aux voix multiples qui animent le Mouvement de la lutte pour la Souveraineté alimentaire depuis 25 ans: fianistas, agriculteur·rice·s, expert·e·s, militant·e·s de la société civile, etc.
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