1.2 Directives foncières : bilan d’une décennie
Le 11 mai 2012, le Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA) adoptait les Directives pour une gouvernance foncière, fruit de plusieurs années de négociations entre les gouvernements et les mouvements sociaux. Dix ans après leur adoption, quel bilan peut-on tirer de leur efficacité et de leur utilisation ? Et quels obstacles persistent et empêchent une gouvernance démocratique des terres ?
- La genèse des directives : un processus d’élaboration innovant dans les sphères onusiennes
- Un texte de compromis : quelques avancées…
- ... et de nombreux obstacles
- Des anciens et nouveaux défis pour une gouvernance démocratique des terres
- Un outil en soutien des luttes paysannes
- Infographie 1 : Évolution de la concentration des terres
- Encadré 1 – Que contiennent exactement les Directives ?
Cet article fait partie de la publication Beet The System ! Droit à la Terre - Pour une agriculture paysanne et nourricière. Téléchargez-le gratuitement en cliquant ici !
La genèse des directives : un processus d’élaboration innovant dans les sphères onusiennes
L’élaboration des Directives pour la gouvernance foncière1 (ci-après, les Directives) s’inscrit dans le cadre de discussions internationales de longue date sur les enjeux d’accès à la terre et aux ressources naturelles. Lors du Sommet mondial sur l’alimentation (1996), la reconnaissance du concept de souveraineté alimentaire, porté par le mouvement paysan international La Via Campesina, accorde à la terre et aux ressources naturelles une place fondamentale pour le développement des peuples et pour résoudre les problèmes de la faim et de la malnutrition. Les revendications pour la réforme agraire et le problème de concentration des terres font aussi leur retour dans les débats en 2006 avec la Conférence Internationale sur la Réforme Agraire et le Développement Rural, suite à la demande de plusieurs mouvements sociaux et de gouvernements progressistes. En 2008, le rapport de l’ONG internationale GRAIN, intitulé « Main basse sur les terres agricoles en pleine crise alimentaire et financière », attire l’attention des médias en dénonçant la nouvelle vague d’accaparement des terres par des acteurs puissants aux dépens des communautés rurales.
Après la Conférence de 2006, la FAO décide de s’emparer de la question foncière et de lancer un processus de négociations avec les gouvernements, les mouvements sociaux et les populations autochtones, d’abord au niveau régional puis à l’international. Les négociations se dérouleront dans le cadre du nouveau Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA), reformé suite aux crises alimentaires de 2008. La particularité du CSA réformé est d’avoir institué un mécanisme de concertation avec la société civile à travers le Mécanisme de la société civile et des peuples autochtones (MSC). Celui-ci jouera un rôle décisif dans les négociations. L’organisation de dialogues à travers le MSC, organisme autogéré par ses membres afin de garantir son indépendance, a permis une participation importante des mouvement sociaux, des petites organisations de producteurs et des peuples autochtones, dans la construction des Directives. Ce processus de négociation a aussi redonné une importance au CSA dans la gouvernance alimentaire mondiale. Pour la première fois, une plateforme intergouvernementale parvient à produire un outil universel pour la gouvernance responsable des régimes fonciers et sort de l’impasse des débats. L’objectif était d’élaborer des solutions techniques et une réponse politique aux problèmes structurels liés à la terre et aux ressources naturelles.
Un texte de compromis : quelques avancées…
Les discussions au sein du MSC ont permis l’élaboration et l’adoption d’un document qui prend en compte les principales revendications portées par la société civile. Dans ce processus consultatif, FIAN a joué un important rôle de soutien et d’appui technique aux mouvements sociaux. À la fois pour traduire leurs revendications dans le langage politique des Directives mais aussi pour intégrer dans le document une vision fondée sur les droits humains.
Ces Directives marquent en effet une étape importante dans l’ancrage de la gouvernance des terres, des pêches, des forêts et des ressources naturelles dans les droits humains. En accordant une attention particulière aux populations vulnérables et marginalisées et en reconnaissant les droits coutumiers, les Directives sont une étape importante vers la reconnaissance du droit humain à la terre [voir article 1.3 sur le droit humain à la terre]2. Ce droit était déjà explicitement reconnu dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (UNDRIP, 2007) et sera par la suite inscrit dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP, 2018).
La reconnaissance du droit à la terre et aux ressources naturelles doit être comprise autant comme un droit individuel que collectif (3ème partie des Directives). Dans certaines cultures, les ressources naturelles sont considérées comme des “biens communs”. Et l’utilisation, l’accès et la gestion de ces biens communs sont décidés et organisés de manière collective et informelle par les communautés locales. Cette dimension collective et la reconnaissance des pratiques informelles sont donc cruciales afin de jouir de ce droit.
... et de nombreux obstacles
Néanmoins, même si le texte représente une avancée importante sur de nombreux points et si la société civile a pu participer au processus de manière relativement indépendante, à travers le MSC, la décision finale sur l’adoption des Directives restait dans les mains des États membres du CSA. Le MSC n’ayant qu’un rôle consultatif, certains compromis ont été faits par les États, et certains points essentiels n’ont pas été inclus dans le texte des Directives. Ces lacunes au niveau du texte du point de vue de la société civile entraînent des séparations artificielles. Par exemple, les Directives se concentrent sur le cadre légal pour garantir l’accès et la gouvernance du foncier sans aborder la question de l’utilisation des ressources naturelles en tant que biens communs. C’est lié à la vision dominante et administrative des États qui considèrent la propriété et l’accès à la terre et aux ressources comme prioritaire par rapport à leur utilisation.
La question de l’accaparement de terres (dont le texte fait référence à travers le terme technique de « transactions foncières à grande échelle ») a été aussi source de débats. Après plusieurs jours de négociations et une forte pression par certains gouvernements, inquiétés des répercussions d’une régulation trop stricte des accaparements des terres sur le « développement » de leurs pays, l’article 12 des Directives devra se contenter de quelques garde-fous afin de gérer les risques liés aux accaparements, sans pour autant dénoncer et interdire la pratique.
La question de la redistribution des terres a trouvé une place dans les Directives. Mais la notion de réforme agraire, outil essentiel pour une redistribution équitable des ressources foncières aux yeux des mouvements sociaux, a été édulcorée. La notion de réforme agraire promue par le texte laisse la porte ouverte à différentes interprétations, dont la vision d’une réforme agraire basée sur les marchés3, qui exclut une certaine partie de la population de la possibilité de participer à la prise de décisions.
Enfin, La question de l’accès aux ressources minérales et à l’eau a été mise de côté, et a dû se contenter d’une simple référence dans le préambule du texte.
Un outil en soutien des luttes paysannes
Malgré les compromis et le langage diplomatique du texte, les Directives ont contribué à l’avancement de certains droits et ils ont renforcé la capacité d’action des mouvements sociaux. Plusieurs organisations de la société civile ont utilisé les Directives pour consolider leur positionnement et leurs connaissances sur le sujet en interne, mais aussi comme cadre politique pour analyser les politiques foncières des États.
Pour la première fois, les mouvements sociaux possèdent un outil dans lequel inscrire leurs revendications et promouvoir leur participation aux décisions prises par les États autour de la gouvernance foncière. Dans plusieurs pays, des espaces de dialogue multi-acteurs au niveau national et local ont été créés grâce aux Directives. De fait, les États ne peuvent plus justifier l’exclusion des communautés locales dans les discussions autour de la terre. Au Sénégal la première plateforme multi-acteurs sur la gouvernance foncière4 au niveau national dans la région ouest-africaine a été créée en 2014 afin de faciliter le dialogue et la concertation entre les différentes parties prenantes.
Les mouvements sociaux ont aussi utilisé les Directives pour pousser leurs gouvernements vers des réformes foncières. Dans plusieurs cas, cela a abouti à l’adoption de nouvelles lois foncières, là où elles n’existaient pas encore. C’est le cas du Mali qui, en 2017, s’est doté d’une loi foncière agricole (LFA)5. C’est la première fois dans l’histoire du pays, qu’une loi traite spécifiquement des terres agricoles et prévoit la création d’un organe pour en surveiller la gouvernance. On retrouve d’autres exemples d’adoption de nouvelles lois foncières au Myanmar (Politique nationale d’utilisation des terres), au Guatemala (Politique agraire) et en Sierra Leone (Politique foncière nationale).
La FAO a aussi financé des programmes techniques pour aider les organisations de la société civile à mieux se structurer et s’approprier les Directives. Les Directives ont aussi été traduites dans plusieurs langues locales.
Des anciens et nouveaux défis pour une gouvernance démocratique des terres
En tant que Directives « volontaires » adoptées par un organisme international, le document n’est pas contraignant en soi et son implémentation dépend du bon vouloir des États signataires. Dix ans après leur adoption et quelques 4.1$ milliards dépensés6 en programmes techniques, plusieurs associations se plaignent d’un manque de réelles avancées sur le terrain.
Les programmes et les financements mis en place par certains gouvernements et institutions internationales, dont la FAO, se sont concentrés sur des aspects techniques, sans s’attaquer aux causes structurelles et politiques liées à la dépossession, à la concentration des terres et à la destruction des écosystèmes. Même si les États ont mis en place des lois foncières conformes à l’esprit et aux principes des Directives, et même s’ils ont ouvert des espaces de dialogue avec la société civile, le droit à la terre des communautés n’est souvent pas reconnu. Des cas d’accaparement des terres, d’expropriations forcées, de conflits et de criminalisation des défenseurs des droits fonciers restent légion et ne sont pas punis par les tribunaux locaux. Et de nombreux États continuent d’ignorer les droits fonciers coutumiers en faveur d’une gouvernance dictée par les marchés.
Infographie 1 : Évolution de la concentration des terres
L’accaparement des terres a connu son pic en 2008. Depuis ce moment, la concentration foncière a continué de façon constante. D’une part, la spéculation sur les marchés fonciers et agricoles, les accords commerciaux et des modèles d’exploitation de ressources ont poursuivi la destruction des écosystèmes et la violation des droits humains. D’autre part, des nouveaux facteurs se sont ajoutés à la balance. C’est le cas des fausses solutions climatiques, comme par exemple la course à l’achat de terrains pour la compensation carbone ou encore les agrocarburants [voir article 1.1 Pression insoutenable sur les terres mondiales]. Mais aussi la numérisation de l’administration et des registres cadastraux qui contribue à la privatisation des terres et à des nouvelles formes d’exclusions et de violations des droits fonciers. Enfin, la crise sanitaire et le contexte de guerre et de conflits dans plusieurs pays ont déforcé la capacité des communautés de s’organiser et de lutter pour la défense de leurs droits.
Plus récemment, la question foncière a commencé à s’insérer dans des nouvelles négociations internationales. Les Directives ont été discutées à la Conférence des Nations unies sur les changements climatiques à Glasgow (COP26) ou encore à la Conférence de la Convention des Nations Unies sur la lutte contre la désertification (UNCCD) à Abidjan (COP15). En outre, plusieurs acteurs économiques utilisent les Directives pour justifier leurs pratiques et en faire un instrument de communication sur la responsabilité sociale des entreprises, sans pour autant changer leurs pratiques7. Si la diffusion et l’utilisation des Directives comme texte de référence peut être évaluée positivement, il faut aussi veiller à ce que la multiplication des instances et des acteurs qui y font référence ne dénaturent pas le contenu des Directives.
FIAN à l’intention de profiter de ce 10ème anniversaire pour faire un bilan sur la mise en œuvre des Directives du point de vue de la société civile. Une attention particulière sera dédiée aux nouveaux facteurs de risque comme les impacts de la lutte contre le changement climatique, les effets de la numérisation, les plans de relance suite à la crise sanitaire et les réponses aux nouvelles crises alimentaires.
Encadré 1 – Que contiennent exactement les Directives ?
- LES OBJECTIFS, LA NATURE ET LA PORTÉE DES DIRECTIVES : L’objectif des Directives est d’améliorer la gouvernance foncière des terres, des pêches et des forêts au profit de tous, en accordant une attention particulière aux populations vulnérables et marginalisées. Elles visent la sécurité alimentaire et la réalisation progressive du droit à l’alimentation, la réduction de la pauvreté, la stabilité sociale, le développement rural et la protection de l’environnement. Ces Directives doivent être mises en œuvre en conformité avec les obligations étatiques existantes en vertu des instruments internationaux relatifs aux droits de l’Homme.
- LES PRINCIPES GÉNÉRAUX, LES DROITS ET LES RESPONSABILITÉS : Les enjeux fonciers ne peuvent pas être traités indépendamment des droits humains. Les États devraient reconnaître et respecter tous les détenteurs de droits fonciers légitimes et leurs droits (même ceux qui ne sont pas encore encadrés par la loi), les protéger contre les menaces (expulsions forcées) et les violations et leur donner un accès à la justice en cas de violation de leurs droits fonciers légitimes. Les acteurs non étatiques, y compris les entreprises, devraient faire de même.
- LES DROITS DES PEUPLES AUTOCHTONES ET DES AUTRES COMMUNAUTÉS, LES DROITS INFORMELS ET LES BIENS COMMUNS : La reconnaissance et la protection des droits fonciers coutumiers, informels et secondaires sont fondamentaux. Cette reconnaissance s’applique également aux terres, pêches et forêts publiques, communales ou gérées collectivement. Enfin, les États et les acteurs non étatiques devraient reconnaître la valeur sociale, culturelle, spirituelle, économique, environnementale et politique des terres, pêches et forêts pour les communautés.
- MARCHÉS, INVESTISSEMENTS, REMEMBREMENTS, RESTITUTIONS, RÉFORMES REDISTRIBUTIVES ET EXPROPRIATIONS : La question des transferts des droits fonciers est abordée en profondeur. A cet égard, les États ont l’obligation de protéger les communautés locales et les groupes marginalisés contre la spéculation foncière et la concentration des terres, tout comme l’obligation de réglementer les marchés fonciers et de protéger les droits fonciers et humains dans le cadre des investissements impliquant des transferts de droits fonciers. Le texte souligne également le rôle important que jouent les petits producteurs pour la sécurité alimentaire et la stabilité sociale, et invite les États à soutenir les investissements agricoles de ces derniers. De manière générale, les investissements doivent être responsables. Enfin, le texte invite les États à mettre en œuvre des réformes de redistribution du foncier, susceptibles de faciliter un accès large et équitable à la terre pour tous.
- L’ADMINISTRATION DES RÉGIMES FONCIERS : Au-delà de recommandations plus techniques comme l’enregistrement des droits fonciers, le texte préconise de prioriser les intérêts des plus vulnérables lors de programmes d’aménagement, ou encore de tenir compte de la gestion durable des ressources y compris au moyen d’approches agroécologiques.
- L’ACTION FACE AU CHANGEMENT CLIMATIQUE ET AUX SITUATIONS D’URGENCE : Ce chapitre met le respect et la protection des droits fonciers des individus vulnérables et marginalisés aux centre des programmes d’atténuation et d’adaptation au changement climatique mais aussi dans le cas de conflits armés et d’autres conflits.
- PROMOTION, MISE EN ŒUVRE, SUIVI ET ÉVALUATION : Les États doivent assurer la mise en œuvre, le suivi et l’évaluation des Directives. Pour ce faire, ils sont invités à établir ou à utiliser des plates-formes participatives multipartites à tous les niveaux, local, régional et national. Ce processus devrait être inclusif, participatif et tenir compte de l’égalité des sexes.