2.5 Faut-il séparer ou réconcilier l’agriculture et la nature ?
Comment devons-nous utiliser notre espace limité alors que nous devons à la fois nourrir le monde et protéger la biodiversité ? Deux visions s’affrontent : « land sparing » et « land sharing ». Les partisans du « land sparing » estiment qu’il est préférable de séparer l’agriculture et la nature et de produire un maximum de nourriture sur une surface aussi réduite que possible. Cela permettra de libérer de l’espace pour la conservation de la nature, disent-ils. Ils s’opposent aux partisans du « land sharing » dans lequel l’agriculture et la nature sont interconnectées. Cependant, la réalité sur le terrain est beaucoup plus nuancée et complexe.
- Vers un compromis ?
- La productivité n’est pas un critère écologique
- Protéger la biodiversité sous toutes ses formes
- Ne maximisez pas, optimisez
- Espoir ?
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Norman Borlaug, le « père de la révolution verte » de l’après-guerre, a peut-être été le premier à lancer la contradiction théorique entre « land sharing » et « land spa-ring ». Ce débat a resurgi dans les cercles écomodernistes au cours de la dernière décennie. Et les objectifs de la stratégie européenne « de la ferme à la fourchette » de 2020 (stratégie européenne pour l’agriculture et l’alimentation dans le cadre du « Green Deal ») ont récemment donné lieu à une nouvelle résurgence de cette apparente contradiction.
Mais est-il vraiment pertinent de séparer l’agriculture et la nature ? L’un des arguments indiscutables contre le landsparing est que certaines espèces ne se trouvent que dans les zones agricoles. On estime que 50 % de toutes les espèces sauvages d’Europe dépendent de l’agriculture. Des oiseaux comme le vanneau, le busard Saint-Martin, l’alouette des champs ou la perdrix vivent dans des paysages ouverts, cultivés ou herbeux. Ces espèces ne se portent pas bien du tout selon le dernier rapport sur la nature (NARA), qui désigne l’intensification de l’agriculture comme la principale cause de leur déclin.
De plus, les réserves naturelles ne sont pas sous cloche. La biodiversité y souffre encore de l’influence de l’agriculture intensive. Il suffit de penser à la situation actuelle en Flandre et aux Pays-Bas en ce qui concerne les dépôts d’azote (principalement l’ammoniac) provenant des exploitations porcines, avicoles et bovines. On ne nie plus guère que l’agriculture intensive en azote et en produits chimiques a un impact négatif sur la nature, même dans les réserves naturelles.
Vers un compromis ?
C’est pourquoi une variante du landsparing a vu le jour : le modèle à trois compartiments, comme « compromis ». Si l’agriculture s’intensifie fortement dans certaines zones et si le nombre de têtes de bétail est réduit, l’espace devient disponible non seulement pour la nature, mais aussi pour l’agriculture extensive. Cela crée trois compartiments : les zones naturelles, les zones d’agriculture intensive et les zones d’agriculture extensive. Cependant, le modèle à trois compartiments suppose également une forte simplification de la réalité.
Bien entendu, il est positif de s’efforcer de mettre en place une agriculture qui s’intègre au maximum à la nature dans les environs des zones naturelles. Non pas tant parce que l’agro-écologie doit servir de tampon pour absorber les nutriments et les pesticides (dont elle souffre d’ailleurs elle-même), mais surtout parce que la connexion entre les zones naturelles est nécessaire à la conservation de la biodiversité. Plus une population est isolée et plus sa taille est réduite, plus elle est vulnérable. La connexion entre les populations est presque impossible si les zones naturelles sont séparées par des déserts de monocultures. Il en résulte un appauvrissement génétique et un effondrement éventuel des populations d’espèces en raison de la consanguinité.
Dans 24 à 39 % des régions où sont cultivés le maïs, le riz, le blé et le soja,
les rendements ont stagné ou diminué entre 1961 et 2008
De plus, la bande d’agriculture extensive autour des réserves naturelles ne suffit pas à se débarrasser de l’impact élevé de l’agriculture intensive sur l’environnement et la santé. La sécheresse est un problème qui ne se produit pas seulement là où l’eau est pompée. Les eaux souterraines et de surface alimentent l’agriculture, l’industrie, les humains et la nature. Les gaz à effet de serre et l’ammoniac se déplacent librement dans l’atmosphère. Ce n’est pas pour rien que la proposition PAS (Programmatische Aanpassing Stikstof, programme de lutte contre l’azote en Flandre, NDLR) se compose en grande partie de mesures génériques qui s’appliquent à toute la Flandre.
La productivité n’est pas un critère écologique
Les partisans du landsparing utilisent le principal argument écologique selon lequel la production biologique, et par extension agro-écologique, occupe trop d’espace en raison d’une productivitémoindre. Étrangement, cela signifie que la production écologique n’est possible que si la productivité est augmentée. Cependant, il est évident que cela va de pair avec l’utilisation excessive d’engrais (de synthèse), l’utilisation de pesticides, l’épuisement des sols, etc. Tout cela ne fait que mettre en péril la sécurité alimentaire des générations futures.
Les partisans d’une intensification chimique accrue de l’agriculture expriment invariablement l’impact environnemental de la production agricole par kilo produit. Ils utilisent ainsi l’effet de dilution : plus il y a de kilos à diviser, moins l’impact environnemental semble important. Ainsi, l’effet environnemental est en quelque sorte dilué. En exprimant les effets environnementaux par kilo de produit, vous en masquez les effets nocifs ! Ces chiffres font totalement abstraction des effets environnementaux absolus sur le terrain. Ils ignorent le fait que la capacité de charge écologique est limitée. Ils ne tiennent pas compte du fait que pour la nature et notre environnement, peu importe le nombre de kilos de nourriture que nous produisons : trop is teveel !
Bien sûr, il existe encore de nombreuses régions où la productivité peut être stimulée un peu plus, mais il n’est pas correct de supposer que cela doit nécessairement se faire avec encore plus de pesticides et d’engrais. Le potentiel des méthodes d’agriculture agroécologique est sous-estimé.
À maintes reprises, il est fait référence à des méta-études qui comparent la production conventionnelle à la production biologique pour conclure que la production biologique, et par extension l’agroécologie, est insuffisamment productive. Cependant, les méta-études présentent l’inconvénient que les résultats sont basés sur des moyennes. Or, les variations entre les exploitations sont importantes et les résultats des pionniers restent invisibles. En outre, les recherches montrent que plus longtemps un sol est cultivé de manière biologique, plus la différence de production est faible.
La nuance s’impose également lorsque l’on considère les conditions météorologiques extrêmes auxquelles nous pouvons nous attendre au cours des prochaines décennies. En cas de sécheresse ou d’inondation, la production est plus élevée dans les sols cultivés biologiquement. La production totale est également plus élevée dans les systèmes diversifiés. Par exemple, on constate que plus les prairies contiennent d’espèces, plus la productivité augmente (en moyenne de 15 %, et même de 89 % dans une étude [1]). Il existe encore de nombreuses possibilités grâce aux systèmes mixtes de cultures intercalaires et d’agroforesterie, des systèmes qui répondent à une diversité croissante et permettent ainsi d’augmenter les rendements. Sans chimie.
À l’inverse, les gains de productivité de l’agriculture intensive en produits chimiques atteignent leur plafond. Une étude [2] examinant l’évolution des rendements dans le monde entier a révélé que dans 24 à 39 % des régions où sont cultivés le maïs, le riz, le blé et le soja, les rendements ont stagné ou diminué entre 1961 et 2008. Les chercheurs établissent des liens avec le changement climatique et la dégradation des sols. Après tout, l’agriculture intensive en produits chimiques est désastreuse pour la vie du sol, qui est elle-même responsable du bon fonctionnement et de la fertilité du sol, lequel doit également pouvoir servir de tampon en cas de sécheresse ou d’inondation.
En bref, existe-t-il un réel écart de production entre le bio et le conventionnel ou y a-t-il d’autres enjeux ? Le professeur Pablo Tittonell a déclaré un jour, lors de son discours inaugural à l’université de Wageningen, qu’il y a plutôt une lacune dans la recherche [3]. Il voit encore un grand potentiel dans la recherche sur l’intensification écologique. En Flandre, l’ILVO [Institut flamand de recherche sur l’agriculture, NDLR] mène depuis plusieurs années des recherches sur l’amélioration des rendements agricoles dans les conditions de l’agriculture biologique. Combien de temps devrons-nous attendre pour des initiatives similaires dans les universités flamandes ?
Protéger la biodiversité sous toutes ses formes
Il est évidemment préférable de ne pas s’approcher des zones où se trouvent des espèces menacées qui sont gravement affectées par les perturbations humaines de toute nature, l’agriculture ou toute autre utilisation des terres.
Une bonne politique de protection de la nature tient compte des zones où l’accent est mis sur les espèces vulnérables, menacées ou rares et sur la connectivité entre elles. Toutefois, une bonne politique tient également compte de la richesse des espèces en dehors de ces réserves naturelles et vise à créer des paysages en mosaïque avec une diversité d’habitats. En fait, une bonne politique tient également compte des zones où l’on trouve des espèces plus flexibles (mais où l’on peut également trouver des espèces spécifiques - par exemple adaptées aux environnements urbains) qui sont également soumises à des pressions. Ces trois types de zones sont complémentaires et mieux connectées [4].
La protection de la biodiversité va bien au-delà de la protection des espèces rares. Ni le modèle de landsparing ni le modèle à trois compartiments ne tiennent compte du fait que non seulement la nature, mais aussi l’agriculture, et en fait la société dans son ensemble, ont besoin de la biodiversité pour fournir des services écosystémiques. Les écosystèmes fournissent de la nourriture ou de la nature, mais aussi toute une série d’autres services tels que l’approvisionnement en eau potable, la régulation du climat, la pollinisation, l’infiltration de l’eau, la protection contre les inondations, la protection contre les maladies et les parasites, la purification de l’air, les espaces verts pour les loisirs, ou la simple jouissance de la nature, etc. Une bonne vision spatiale prend donc en compte le plus grand nombre possible de ces services écosystémiques, et pas seulement les espèces rares ou l’approvisionnement alimentaire maximal.
Ne maximisez pas, optimisez
La réponse au défi que représente la mise en place d’une production alimentaire tournée vers l’avenir n’est ni le landsparing, ni le landsharing. Tous deux sont trop limités car ils ne prennent en compte que la production alimentaire et la conservation de la biodiversité, et non les autres services écosystémiques possibles. La meilleure stratégie pour un lieu spécifique dépend du contexte dans le paysage en question. Un déploiement réfléchi des services écosystémiques profite à la fois à la nature et à la société dans son ensemble. Nous devrions mettre davantage l’accent sur les multiples façons dont la gestion durable des espaces ouverts peut améliorer le bien-être humain, plutôt que de considérer le paysage uniquement comme un lieu permettant de maximiser la production alimentaire ou de préserver la biodiversité.
Cela nécessite un mode de pensée différent : la pensée systémique, dans laquelle les différents services écosystémiques sont évalués simultanément et une stratégie est recherchée pour obtenir une combinaison optimale.
Il en résultera une multitude de paysages possibles, chacun optimisant tous les services écosystémiques possibles. L’espace rare est alors utilisé de multiples façons : non seulement pour la production alimentaire et la préservation de la nature, mais aussi pour de multiples autres fonctions, créant une valeur ajoutée économique, écologique et sociale sans occuper de terres supplémentaires. Il en résultera une agriculture multifonctionnelle ou élargie. Outre la simple production, les agriculteurs se verront confier de multiples rôles, en fonction du lieu : gestionnaire de la nature agricole, protecteur des inondations, animateur de loisirs, éducateur, ...
Les agriculteurs jouent un rôle crucial dans la gestion du paysage, mais ils doivent être pleinement indemnisés pour cela. Aujourd’hui, un agriculteur qui optimise son sol pour que l’eau de pluie s’infiltre mieux dans la nappe phréatique, par exemple, ne reçoit aucune compensation pour cela. Les fonds de la Politique agricole commune (PAC) européenne seraient mieux réorientés de cette manière.
Au lieu de gaspiller des millions d’euros dans une politique agricole dépassée datant de l’après-guerre et visant à maximiser la production alimentaire, ces fonds seraient mieux utilisés pour compenser tous les services écosystémiques que les agriculteurs doivent fournir. Malheureusement, même la nouvelle PAC n’est que très partiellement sur la bonne voie.
Espoir ?
En 2020, l’Europe a lancé un programme ambitieux avec le Green Deal. Les objectifs de la stratégie « de la ferme à la fourchette » et de la stratégie « biodiversité » sont alignés avec celui-ci. Ils devraient conduire à une agriculture utilisant moins de pesticides et d’engrais. En juin 2022, la Commission européenne a lancé sa proposition de loi sur la restauration de la nature avec des objectifs juridiquement contraignants pour restaurer la biodiversité. Y compris la biodiversité dans la zone agricole elle-même ! Avec cela, à première vue, la Commission semble faire un premier pas modeste vers un modèle agricole en harmonie avec la nature. La question de savoir si elle y parviendra effectivement est encore sujette à caution, car la proposition doit encore être approuvée. Et les lobbies agro-industriels sont déjà au travail pour affaiblir au maximum les dispositions les plus ambitieuses.
Beet The System est un espace d’expression pour les multiples voix actives du mouvement pour la Souveraineté alimentaire. En stimulant les échanges et réflexions, cette publication annuelle vise notamment à renforcer les rencontres entre acteur·rice·s des luttes pour des systèmes agroalimentaires alternatifs.