Défenseur·euse·s des droits humains, criminalisation et droit à l’alimentation
Article traduit de l’anglais vers le français, version originale disponible en ligne : fian.be/2151
Depuis des décennies, les personnes qui agissent pour donner une signification concrète aux droits humains dans la vie quotidienne des gens, font face à des représailles pour leur activisme. Cette année marque le 25ème anniversaire de la déclaration des nations unies destinée à leur donner les moyens d’agir et à les protéger, mais les attaques se poursuivent. Leur lutte nous apporte des enseignements précieux sur la quête de la vigueur des droits humains.
Le droit de défendre les droits
Article traduit de l’anglais vers le français, version originale disponible en ligne : fian.be/2151
Le droit de défendre les droits
L’adoption de la déclaration des nations unies sur les défenseur·euse·s des droits humains (déclaration ddh), il y a de cela 25 ans, a marqué une évolution importante dans le concept des droits humains.
Il est souvent souligné que la déclaration n’a pas créé de nouveaux droits. Sa véritable importance réside plutôt dans la reconnaissance d’un aspect des droits déjà établi par le droit international, à savoir que la protection, l’application et la concrétisation de ces droits ne relèvent pas exclusivement de la compétence des états. La déclaration affirmait la capacité des individus à défendre les droits humains, à s’engager dans leur réalisation et leur développement, et précisait que les défenseur·euse·s devaient pouvoir compter sur la protection de l’état en réponse à toute mesure de représailles prise à cet égard.
Les quatorze années de négociations qui ont précédé l’adoption de la déclaration témoignent du malaise que certains états ont éprouvé face à l’acceptation de cette idée. Si la plupart des gouvernements proclament leur soutien et leur respect des droits humains, tous semblent déterminés à garder le contrôle lorsqu’il s’agit de décider lesquels de ces droits - si tant est qu’il y en ait - doivent être protégés, ainsi que quand et pour qui. Les défenseur·euse·s des droits humains (ddh), par leurs actions, remettent en question cette situation en insistant sur l’universalité et l’indivisibilité des droits humains. Leur activisme et leur plaidoyer créent des tensions entre eux·elles et les autorités nationales, même dans les états qui cherchent véritablement à s’engager avec les défenseur·euse·s en tant qu’alliés dans le respect de leurs obligations en matière de droits humains.
Représailles
Dans de nombreux contextes à travers le monde, les défis que les défenseur·euse·s posent au pouvoir établi, que ce soit sur le plan politique, économique ou autre, sont considérés comme inacceptables par ceux·celles qui estiment qu’ils·elles ont tout à perdre. Les représailles contre les ddh, que la déclaration appelait les états à prévenir, sont exercées à leur encontre, que ce soit par des acteurs étatiques ou non étatiques.
Chaque année, les assassinats de centaines de défenseur·euse·s des droits humains sont documentés. Il s’agit d’un problème majeur. Le projet ‘hrd memorial’, une initiative conjointe d’un réseau d’organisations de défense des droits humains, a enregistré 401 meurtres dans 26 pays en 2022 [1]. L’année précédente, le projet en avait enregistré 358https://hrdmemorial.org/hrd-memorial-report-2021/->https://hrdmemorial.org/hrd-memorial-report-2021/. L’ong global witness, qui recense les assassinats de défenseur·euse·s travaillant sur des questions liées à l’environnement et à la terre, a documenté 1 910 décès depuis 2012 [2]. La quasi-totalité de ces meurtres reste impunie.
« 401 meurtres de défenseur·euse·s des droits humains ont été enregistrés en 2022 »
[infographie global witness]
Pourtant, ces meurtres ne sont que la forme la plus extrême de représailles. Dans certains contextes, les menaces, y compris les menaces de mort, sont également extrêmement courantes, et les campagnes de diffamation par des acteurs publics sont répandues, même fréquentes dans les états qui prétendent soutenir le travail des défenseur·euse·s et la déclaration ddh. À l’échelle mondiale, des “poursuites-bâillons”5 sont intentées contre les défenseur·euse·s par des entreprises cherchant à faire taire les critiques sur leurs activités. Depuis 2019 [3], case (acronyme de "the coalition against slapps in europe") a documenté 820 cas similaires en europe6. Cette tendance est toutefois observée mondialement [4]. [5]
Il est essentiel de prendre en compte l’ampleur des représailles et leur persistance au fil du temps. Depuis mai 2020, date de la nomination de la rapporteuse spéciale des nations unies sur la situation des défenseur·euse·s des droits humains, cette experte indépendante, chargée par le conseil des droits de l’homme des nations unies de promouvoir la mise en œuvre de la déclaration ddh, a officiellement exprimé ses préoccupations auprès des états concernant les risques pour les défenseur·euse·s et les représailles à leur encontre à plus de 782 reprises [6].
De plus, de nombreux autres cas sont signalés par l’experte par d’autres canaux. Même cumulés, ces actions ne représentent qu’une fraction des cas de représailles signalés. Or, l’actuelle rapporteuse spéciale est la quatrième titulaire de ce mandat. Depuis 2000, ses prédécesseur·e·s ont également évoqué des centaines de cas auprès des états, et les négociations autour de la déclaration ddh ont débuté au début des années 1980 en réponse aux préoccupations liées aux attaques contre les défenseur·euse·s des droits humains.
Criminalisation
La forme la plus courante de représailles contre les défenseur·euse·s est sans doute la criminalisation. Ce phénomène peut être compris non seulement comme l’ouverture d’enquêtes criminelles et de poursuites contre les ddh en représailles de leur travail, mais aussi comme l’amalgame, aux yeux du public, entre une action pacifique visant à défendre les droits humains et une activité criminelle, notamment par le biais de déclarations de délégitimation de la part des acteurs étatiques.
Dans les cas les plus manifestes, lorsque des défenseur·euse·s des droits humains sont condamnés à de longues peines de prison, voire à la réclusion à perpétuité, l’objectif est de mettre fin à leur activisme. Dans d’autres situations, où des affaires sans fondement sont ouvertes et font l’objet de poursuites avant d’être inévitablement rejetées par les tribunaux, l’intention semble être d’épuiser les défenseur·euse·s, de les réprimer et d’exercer une pression sur leurs liens avec leurs alliés. Lorsque des allégations sans fondement sont proférées sur la prétendue nature criminelle de l’activisme pacifique, des manifestations ou d’organisations, le soutien aux défenseur·euse·s dans la société est ciblé, et ces dernier·ère·s sont mis·e·s en garde. Cette situation est également observée en cas de menaces de poursuites pénales.
Les conséquences pour les défenseur·euse·s sont lourdes. Face au poids de l’appareil juridique étatique, indépendamment de la robustesse de l’état de droit et de l’indépendance du système judiciaire dans la juridiction où ils se trouvent, les poursuites pénales et même les accusations publiques créent inévitablement du stress, de l’inquiétude et de la peur. Les procédures peuvent durer des années, imposer un fardeau financier et psychologique considérable aux défenseur·euse·s et à leurs familles, et les personnes ciblées risquent de devenir des parias ou d’être regardées avec suspicion au sein de leur communauté. De plus, nombre d’entre elles·eux se retrouveront en détention provisoire pendant de longues périodes, isolé·e·s de leur famille et de leurs ami·e·s, ou feront face à d’autres restrictions de leurs droits pendant que l’affaire suit son cours.
Au-delà des impacts sur les défenseur·euse·s directement visés, l’ouverture d’enquêtes pénales, la formalisation des accusations et la menace d’une condamnation ont un effet dissuasif et paralysant sur les autres, et il est difficile de ne pas conclure qu’il s’agit là d’un autre élément essentiel de l’objectif recherché dans de nombreux cas. Les défenseur·euse·s des droits humains sont celles et ceux qui décident que « trop c’est trop » et qui passent de l’indignation à l’action. Leur criminalisation dissuade d’autres personnes de les rejoindre.
« la criminalisation des défenseur·euse·s des droits humains dissuade d’autres personnes de les rejoindre »
Environnement, terre et droit à l’alimentation
Parmi les défenseur·euse·s les plus touchés par la criminalisation figurent ceux et celles qui cherchent à défendre les droits menacés par la destruction de l’environnement et la gestion injuste de l’accès à la terre, à l’eau et à d’autres ressources naturelles. Cela inclut le droit à une alimentation adéquate.
Ces défenseur·euse·s, souvent engagés au sein de leurs propres communautés et fréquemment issu·e·s de groupes marginalisés, ont pour objectif de protéger les moyens de subsistance des populations locales, tout en abordant des enjeux plus étendus liés aux droits humains et à l’environnement, ainsi qu’à leurs racines profondes.
C’est le cas du leader campesino hondurien jaime cabrera. Actif dans la défense des droits liés à l’accès à la terre dans la région du bajo aguán, ainsi que dans le processus de lutte contre les niveaux extrêmes de violence généralisée dans la région, il est actuellement accusé, entre autres, d’association criminelle et d’occupation illégale de biens.
[légende : jaime cabrera, coordinateur général de la plataforma agraria del aguán, avec ses alliés et ses avocats, lors de son procès pénal initié par le ministère public du honduras, en faveur de l’entreprise dinant (le 1er août 2023)]
L’incrimination n’est toutefois qu’un des moyens utilisés pour réduire les défenseur·euse·s au silence et les réprimer. Elle peut aussi être le signe d’une aggravation de la situation. En début d’année, l’un des camarades paysans de jaime, santos hipólito rivas, a été abattu en même temps que son fils. [7]. Il avait déjà été criminalisé aux côtés de Jaime.
Protection
Jaime et hipólito avaient tous deux bénéficié d’une protection dans le cadre du programme national du honduras visant à prévenir les attaques contre les défenseur·euse·s, comme l’avait ordonné la cour interaméricaine des droits humains pour plusieurs leaders communautaires du bajo aguán. Des programmes de protection des défenseur·euse·s existent dans de nombreux états où le droit pénal a toujours été utilisé à mauvais escient pour cibler les ddh, mais ils ne sont pas en mesure de résoudre le problème pour les personnes les plus exposées.
En décembre 2022, le comité des droits économiques, sociaux et culturels des nations unies - l’organe chargé de surveiller la mise en œuvre du PIDESC- a publié une nouvelle observation générale sur la relation entre les droits humains et la terre [8]. En précisant les obligations des états parties au pacte, le comité a affirmé qu’un accès sûr et équitable à la terre était vital pour la jouissance des droits économiques, sociaux et culturels, et a souligné la question des représailles contre les défenseur·euse·s des droits qui en dépendent, y compris la criminalisation.
Le comité a établi cinq mesures que les états doivent adopter pour s’acquitter de leur obligation de protéger les défenseur·euse·s, notamment la reconnaissance publique de l’importance et de la légitimité du travail des défenseur·euse·s, la garantie que la législation n’est pas utilisée pour les pénaliser ou les entraver, ainsi que le renforcement des institutions publiques chargées de veiller à ce qu’ils puissent mener à bien leurs activités sans crainte de représailles.
Si le cadre proposé par le comité était mis en œuvre, il permettrait au moins de commencer à contrer la situation fréquente dans laquelle les défenseur·euse·s des droits liés à la terre sont confronté·e·s à des poursuites pénales ou à la menace de telles poursuites. Le comité s’est également penché sur le rôle des entreprises dans ces représailles : « les états parties doivent adopter un cadre juridique obligeant les entreprises à faire diligence raisonnable en matière de droits de l’homme de façon à recenser, prévenir et atténuer les effets préjudiciables de leurs décisions et activités sur les droits consacrés par le pacte ».
« les défenseur·euse·s, de leur côté, créent leurs propres réseaux et systèmes de protection »
Les défenseur·euse·s, de leur côté, tout en insistant sur le devoir des états de les soutenir et de mettre fin à toute forme de représailles à leur encontre, créent leurs propres réseaux et systèmes de protection. Ils établissent des liens avec d’autres militants dans leur pays et leur région, collaborent avec des organisations internationales et des acteurs des droits humains, mettent en place des plans d’urgence, et renforcent la solidarité au sein de la société. De cette façon, et en continuant leur travail malgré les risques évidents et graves de représailles, ils et elles contribuent à faire progresser les droits humains et à promouvoir la création d’une société plus juste et plus égalitaire.
Cet article fait partie du Beet The System ! 2023 "Defend The Defenders :Stop à la criminalisation des défenseur·euse·s du droit à l’alimentation".
Cliquez ici pour télécharger la publication]
Envie d’une version papier ? Remplissez notre formulaire de commande